Le 17 décembre 2024, la Cour des Comptes publiait un rapport analysant l’efficacité du Pass Culture, trois ans après sa généralisation. Mis en place par le gouvernement Macron en 2019, ce dispositif accorde à tous les jeunes français âgés de 18 ans, la somme de 300 euros à dépenser librement en biens culturels de leur choix. Cependant, bien que ce dispositif quasi-utopique semble à première vue très prometteur, le bilan qu’en dresse la Cour des Comptes est plus que mitigé. En effet, le rapport estime notamment que le Pass, financé à 95% par de l’argent public, ne tient pas sa promesse de « diversification des pratiques culturelles ». La Cour appuie son argument par quelques chiffres assez révélateurs : 20% des livres achetés par le biais du Pass culture sont des mangas, contre seulement 0.63% de réservations de places de théâtre. D’autre part, seulement 55% des musées de France sont accessibles au travers du Pass, tandis que 16 millions d’euros ont été dépensés en 2021 pour financer des activités d’Escape Game. En réaction, le projet de loi de finance 2025, adopté en première lecture par le Sénat, valide une baisse du budget du Pass Culture de 35 millions d’euros. De son côté, le ministère de la Culture s’est engagé à « réformer » le dispositif.
Une opposition traditionnelle entre culture légitime et culture populaire.
On ne peut s’empêcher de discerner la hiérarchie culturelle sous-jacente dans le rapport de la Cour des Comptes. Le succès massif des mangas inquiète, le manque d’intérêt des jeunes pour le théâtre est déploré, les Escape Games font grincer des dents…Une opposition presque manichéenne est établie entre la culture classique et la culture populaire, plus accessible, qui est perçue comme une dérive irritante. Un phénomène à dompter, voire éliminer.
Dans « La Distinction », publié en 1970, le sociologue Pierre Bourdieu distinguait déjà la « culture noble » , propre aux classes supérieures de la société, et la « culture de masse », loisir de la populace. Selon lui, la culture n’est pas neutre. C’est un outil de distinction sociale et un enjeu de pouvoir : les formes artistiques appréciées par les élites sont perçues comme les seules qui sont légitimes, tandis que la culture populaire est moquée, dévalorisée et sous-estimée—on refuse même parfois de la qualifier de « culture ». La critique du Pass Culture repose sur l’idée que les jeunes ne consommeraient pas la « bonne » culture, ce qui correspond à ce que Bourdieu appelle la violence symbolique, qui signifie pour un groupe dominant d’imposer son propre système de pensée comme étant « légitime » au groupe dominé. En cherchant à réformer l’offre du Pass Culture, les autorités se posent en arbitres des élégances, et révèlent une volonté de prescription culturelle, au détriment des préférences réelles des jeunes.
Cet impérialisme du bon goût ne date pas d’hier : En 2022, dans le cadre du projet de loi finance, un député RN déposait un amendement visant à supprimer complètement les mangas de l’offre du Pass Culture. Selon lui, « Le Pass culture est une initiative intéressante, pour peu qu’elle soit destinée à des activités réellement culturelles ». A croire qu’il existe une culture « réelle » et que tout ce qui reste n’est que déchet et griffonnage.
Vers une approche plus universaliste de la culture.
Vouloir que les jeunes aient accès à une culture diversifiée est une entreprise tout à fait louable. Cependant, cette démarche perd en légitimité si son implémentation passe par la stigmatisation des formes de cultures populaires appréciées par la jeunesse. D’autant plus que rien ne prouve que les bénéficiaires du Pass Culture opteront pour des ouvrages classiques ou pour des places d’Opéra si les alternatives populaires sont supprimées du catalogue de l’application. En effet, l’accès à la culture est avant tout une question de capital culturel. Si un jeune n’a pas été socialisé à la fréquentation des musées ou à la lecture de Voltaire, il est peu probable qu’il utilise le Pass Culture pour cela, même s’il n’y a pas d’autres choix disponibles sur la plateforme. Il est donc plus logique de mettre en place des politiques culturelles allant au-delà de la simple offre et visant à rendre la culture traditionnelle plus accessible à la jeunesse, grâce à des investissements dans l’éducation artistique à l’école. Au lieu de restreindre les choix, il s’agirait de donner aux jeunes les clés qui leur permettront de s’approprier des pratiques culturelles qu’ils n’auraient pas pu appréhender autrement.
En fin de compte, faut-il vraiment qu’une forme de culture l’emporte sur l’autre ? Après tout, l’Ancien et le Moderne peuvent parfaitement coexister au sein de la société sans que l’un ne menace l’autre. Encore faudrait-il que la minorité de snobs misonéistes cesse de vouloir convertir le monde à ses goûts…