L’Oblomovisme ou la poursuite de la paresse
dossier 42

L’Oblomovisme ou la poursuite de la paresse

OBLOMOVISME n.m. État de paresse extrême, de rêverie passive, d’apathie, de léthargie, d’inertie qui se manifeste dans l’horreur du travail et de la prise de décision.

Un mot qui définit un état par lequel nous sommes tous passés. Une flemme intense, un subtil mélange d’angoisse et de déni, qui donne naissance à cette formidable habitude : la procrastination. Le néologisme “oblomovisme” a une histoire : un personnage en est à l’origine, et incarne ce mot.

Ce personnage n’est autre que Ilya Ilitch Oblomov, héros du roman du même nom Oblomov de l’auteur russe Ivan Gontcharov, paru en 1859.

Oblomov est un personnage qui érige la paresse en bouclier contre les conventions. Dans une société russe en plein virage sociétal et idéologique, Gontcharov peint aussi bien l’archétype de l’“Homme de trop”, paresseux et mélancolique, et un phénomène de société, l’oblomovisme.

Oblomov, présentation d’un propriétaire terrien apathique

Le récit se déroule au sein de la société russe, avant l’abolition du servage en 1861. Le héros, Oblomov, appartient à la classe des maîtres : il est propriétaire terrien et possède 300 serfs. Né avec une cuillère d’argent dans la bouche, il a grandi dans le pays merveilleux de sa famille, le domaine de l’“Oblomovka” où les matins ensoleillés succèdent aux nuits étoilées, sans encombre, rythmées de naissances, de baptêmes, de traditions. Le cours naturel des choses s’y poursuit, et la mort, la vie ne sont ni assez tragiques ni assez joyeuses pour troubler la paix originelle du domaine. L’Oblomovka est un jardin d’Éden. Ni le lourd, ni le léger n’existent, ils sont insupportables ; on y préfère la quiétude et la suite éternelle des jours. À l’Oblomovka, il ne se passe rien de mirobolant mais on y est heureux. L’action, le travail, la confrontation au réel sont des valeurs contraires à l’éducation d’Oblomov et chaque rencontre avec la réalité est alors un douloureux rappel du paradis perdu de l’enfance. Gagnant en âge, le héros, maintenant trentenaire, s’est enlisé dans une routine aseptisée d’apparence médiocre. Remettant tout à demain et parvenant rarement à quitter la position allongée et sa robe de chambre, il demeure happé par la nostalgie des temps heureux de sa jeunesse dorée.

Oblomov dérange autant qu’il fascine, par son apathie chronique et volontaire. Il consacre ses journées à la rêverie et à la contemplation du temps qui passe. Il ne bouge pas, ne prend jamais de décision, et refuse catégoriquement d’entamer la moindre action. Son crédo : “pourquoi faire?”. Face à l’absurdité de l’existence, il choisit de limiter au maximum ses efforts, aussi bien physiques que relationnels. Il refuse de se complaire dans les mondanités futiles de la société saint-pétersbourgeoise et de s’user dans l’exécution de tâches fatigantes et vides de sens. Rien à ses yeux, pas même l’amour, ne vaut le coût de l’effort. Aussi, il s’enferme dans une vie de paresse et d’oisiveté, se condamnant à rechercher le bonheur dans l’inertie, à l’écart du monde. Il est émotif, simple et bon, naïf sans être stupide. Contrairement à ses congénères, il laisse chacun de ses mouvements trahir ses états d’âme. Et, dans son refus de tout divertissement, dans son paisible renoncement à vivre, on peut trouver une forme de sagesse.

La paresse comme transgression sociale

Dans ses habitudes et dans ses rêves, Oblomov se place dans une posture de refus du monde. Il incarne un héros romantique mais qui ne rêve pas du feu de la passion ; il passe ses journées tout en désenchantement, témoin oculaire des tribulations de ses connaissances qui lui rendent visite. Il refuse à la fois les événements en société, abandonne le travail de fonctionnaire, la rédaction de dossiers, renonce à acquérir des grades, à devenir quelqu’un. En ceci, il est anticonformiste en persistant, malgré le jugement de son entourage, dans son mouvement et son idéal oisif. La paresse est à la fois maîtresse de sa vie et transgression, comme Oblomov est à la fois lâche et courageux.

La fin du romantisme…

Oblomov est romantique dans une société qui ne l’est plus. Cette société russe est en proie à des réformes politiques et sociétales. Le servage, dont profitent les maîtres, est la source de la plupart des maux sociaux et psychologiques de l’époque, et son abolition est imminente. Contre le réalisme, le romantisme est inaudible. L’oisiveté d’Oblomov est donc une révolte personnelle et muette, et la paresse devient l’aboutissement du romantisme face au réel qui en a triomphé.

En prônant une vie simple, de peu de choses, proche de la nature, à contre-courant de la société russe qui s’urbanise, s’occidentalise et s’industrialise doucement, il incarne un héros décroissant opposé à la modernité.

Actualités et limites d’un mode de vie fondé sur la paresse

D’aucuns verront dans la figure de cet anti-héros, la forme moderne de l’ataraxie épicurienne : fuyant le dynamisme vain d’individus en quête de divertissement. La gloire, la réussite économique, les distractions éphémères (sorties au théâtre, banquets…), sont alors autant de chimères qui détournent l’individu du seul bonheur, résidant dans l’expérience contemplative d’une vie simple et sans effort. Aussi, loin d’être un vice, la paresse serait plutôt une forme de sagesse et de résistance à la cadence effrénée d’une vie de travail, épuisante et abrutissante. Critique de la pensée entrepreneuriale et progressiste, incarnée par le personnage de Stolz, le héros positif et meilleur ami d’Oblomov dans le roman, le philosophe Robert Dumas synthétise ainsi: “Si conquérir inlassablement nous empêchait tout simplement d’être au monde?” (NDP: DUMAS, Robert. « Oblomov de Gontcharov », Médium, vol. 39, no. 2, 2014, p. 159).

Le lecteur sera peut-être, à son tour, tenté de reprendre à son compte le crédo en dilettante du “pourquoi faire ?”, défendu par Oblomov. La procrastination et la crise de sens sont, en effet, si ce n’est un passage obligé, choses courantes chez tout étudiant du supérieur, tentant d’articuler sa vie autour de ses études, de ses loisirs et de la construction de son projet professionnel. Et, sans se revendiquer radicalement de cette “flemme de vivre” (GONTCHAROV, Ivan, Oblomov, 1852 ,trad. fr., Lausanne, L’Age d’Homme, 1988, p. 169.), chacun saurait trouver en Oblomov le reflet d’une partie de lui-même, en prise avec ses choix de vie.

Cependant, le lecteur ne doit pas se tromper sur la nature utopique de la philosophie portée par le protagoniste. Oblomov est, en effet, un riche propriétaire terrien. Son oisiveté est permise et entretenue par la rente qu’il perçoit. Comme le dénonce la critique léniniste (NDP: DARGE, Fabienne, “« Oblomov » ou l’éloge de l’oisiveté”, Le Monde, p.11, 31 mai 2013.) de l’oblomovisme, cette apathie existentielle masque en réalité un rapport de domination et d’exploitation. La noblesse a l’apanage de la paresse ; et naturellement le confort des uns se fait au détriment du dur labeur des autres. À cela s’ajoute que le personnage principal du roman demeure profondément malheureux. Oblomov ne parvient pas à échapper à sa crise existentielle, et plonge dans un nihilisme qui le perdra. Son installation dans l’inertie ne le sauve donc pas, et l’isole progressivement du reste de la société, au point qu’il en perd la femme qu’il aime.

Loin de nous donc, l’idée d’ériger l’oblomovisme en modèle de vie à suivre. Cependant, sa radicalité suscite un certain malaise et ravive en chacun, un doute existentiel sur les raisons qui le poussent à l’action plutôt qu’à l’inertie.

Plus généralement, ce modèle réintroduit la question de la paresse et du repos, au sein de notre société capitaliste marquée la vitesse, le mouvement, la performance et la technique. Cette notion continue ainsi d’être au cœur de l’actualité : en septembre 2022, la députée EELV Sandrine Rousseau défendait, par exemple, sur FranceInfo, le “droit à la paresse” dans une “société écologique […] de ralentissement”. Du débat au sein de la gauche sur la valeur du travail (sur son rôle intégrateur ou au contraire son caractère aliénant, légitimant un “droit à la paresse”), à la réforme des retraites et l’empiètement du temps de repos accordé aux personnes âgées, l’articulation entre temps de travail et temps libre demeure l’enjeu de luttes et de négociations au sein de la société.

By LaPlume, Dauphine

 

 

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