« Plus personne ne lit ! »
La voix de la dame âgée assise devant moi résonna dans la rame du métro. Elle se mit à marmonner d’une voix bourdonnante de mécontentement, jetant des regards assassins aux autres passagers qui gardaient leurs yeux rivés sur leurs téléphones. « Les jeunes d’aujourd’hui… » Pouvait-on l’entendre rouspéter…. « Certaines personnes semblent déterminées à déformer la réalité », pensais-je. En effet, à peine un mois plus tôt, j’avais pu assister à une scène qui contredisait grandement les propos de la vieille femme. Je me trouvais à Waterstones, grande librairie située au cœur du quartier Picadilly de Londres, et bien qu’il fut tôt, les couloirs débordaient de visiteurs, pour la plupart très jeunes, les bras remplis de livres. Cependant, nul besoin de traverser la Manche pour voir que la lecture a encore la côte chez les jeunes : si on en croit le Syndicat National de l’Edition, en France, « Le chiffre d’affaires des éditeurs est passé de 2 740 millions d’euros en 2020 à 3 078,6 millions d’euros en 2021, soit une hausse de 12,4%, que l’on peut qualifier «d’exceptionnelle ». Le nombre d’exemplaires vendus a grimpé de 421,6 millions en 2020 à 486,1 millions en 2021, soit une hausse de 15,3%. » Mais que s’est-il passé entre 2020 et 2021, pour que les ventes de livres augmentent tellement ? La réponse est simple : BookTok.
BookTok, C’est quoi ?
BookTok vit le monde en 2020, alors que la pandémie du Covid-19 battait son plein et que nous étions tous enfermés chez nous à broyer du noir. Aux Etats-Unis, il naquit d’une envie des jeunes de trouver une échappatoire à leur isolement—et quoi de mieux que la lecture pour s’enfuir vers un monde nouveau, oublier nos craintes et notre solitude l’espace de quelques heures ? Les internautes se mirent alors à partager, en vidéo, leurs lectures du moment sur le réseau social TikTok, à engager des discussions au sujet des dernières sorties littéraires, mais aussi à recommander leurs ouvrages favoris sur leurs comptes personnels ou secondaires. Le phénomène prit rapidement de l’ampleur dans le monde entier, permettant ainsi à des millions de lecteurs d’entrer en contact avec des personnes de tous horizons, et d’échanger avec eux de leurs coups de cœur livresques. Cette communauté virtuelle du nom de BookTok—dont les vidéos rassemblent aujourd’hui plus de 110 milliards de vues— a permis de démocratiser la pratique de la lecture, mais aussi de la rendre « cool » et « tendance » aux yeux des jeunes utilisateurs de la plateforme. Ces courtes vidéos littéraires, souvent virales, permirent non seulement de rassembler des lecteurs des quatre coins du monde autour d’une passion commune, mais aussi—et surtout—de promouvoir des livres, et donc d’augmenter leur popularité, et bien évidemment, le volume des ventes. De plus, le phénomène BookTok a permis de faire connaître auprès du public des œuvres d’auteurs indépendants qui ne bénéficiaient pas de marketing traditionnel.
Preuve qu’il est devenu un acteur incontournable du monde de la littérature et de l’édition, TikTok a été nommé partenaire officiel du Festival du Livre de Paris en 2023. Etant donné que 25 % des utilisateurs du réseau social ont entre 10 et 19 ans, ce partenariat constitue un moyen d’inciter les jeunes à participer au festival. De plus, de nombreuses maisons d’éditions telles que Gallimard, Hachette, ou encore Albin Michel ont même créé leur propres comptes TikTok afin de profiter de l’influence de la plateforme sur les jeunes. Enfin, des sections entières de grandes librairies telles que la Fnac et Cultura en France ou encore Barnes and Noble aux Etats-Unis sont désormais consacrées aux ouvrages populaires sur BookTok.
Un phénomène très positif pour le monde de l’édition…
BookTok eut un effet électrisant sur les chiffres d’affaires des éditeurs aussi bien dans l’Hexagone qu’à l’étranger.
Par exemple, le groupe Hachette a enregistré une croissance de 3.6% de son chiffre d’affaires sur l’année 2021. Cette avancée considérable s’explique par la tendance BookTok, qui a permis à la fois de relancer les ventes d’anciens livres, tels que Le Chant d’Achille de Madeline Miller, de promouvoir des nouveautés, et de raviver la popularité de certains genres littéraires souvent sous-estimés par le passé, tels que la fantasy, le Young Adult ou la romance. Selon le directeur général d’Hachette, 1.6 million d’exemplaires du livre Verity de Colleen Hoover furent vendus au cours du dernier trimestre de 2022, bien que le livre ait été publié pour la première fois en 2020. Le même phénomène fut observé pour le roman It Ends With Us de Colleen Hoover, dont les ventes connurent une croissance de 42% sur la même période. En effet, certains livres, qui se vendaient très peu auparavant, virent leurs ventes exploser après avoir été promus par des comptes TikTok très suivis. C’est le cas notamment de nombreuses œuvres de fantaisie ou romantiques, telles que The Seven Husbands of Evelyn Hugo , de Taylor Jenkins Reid, The Cruel Prince, de Holly Black, ou encore Beach Read d’Emily Henry . À A ce propos, The New York Times qualifia BookTok d’une « machine à bestsellers », car il rend possible à d’anciens ouvrages et à de nouveaux titres de trouver leur public, et de gagner en popularité.
De l’autre côté de la Manche, on observe une croissance des ventes de la librairie britannique Foyles, dont le revenu augmenta de 101% au cours du premier tiers de l’année 2022, par rapport à la même période en 2021. L’année précédente, cette même chaîne de librairies avait pourtant vu ses ventes chuter de façon dramatique. Cette croissance concerne également d’autres librairies anglaises, telle que la très fameuse chaîne Waterstones, dont le profit net serait passé de 2.88 millions à 42.08 millions selon la plateforme Statista, alors qu’une chute drastique du profit avait été observée entre 2020 et 2021.
…quiQui cache cependant un côté sombre…
Bien que TikTok ait le mérite d’avoir popularisé la lecture au sein d’une jeunesse accro aux réseaux sociaux, la plateforme a paradoxalement éloigné la pratique littéraire de son essence artistique. Les livres recommandés en masse sur la plateforme ne sont pas sélectionnés sur la base de leur mérite esthétique, de leurs histoires originales, ou des idées qui y sont véhiculées, mais par nécessité de vendre. De ce fait, on remarque assez aisément que les livres recommandés sur TikTok –notamment au sein des genres fantasy et romance, présentent des scénarii répétitifs et similaires, parfois mêmes identiques. En effet, la frénésie BookTok dissimule en réalité des intérêts commerciaux complètement étrangers à cette pratique artistique qu’est la littérature, et dont l’objectif principal est de vendre le plus possible et le plus rapidement possible. C’est dans cet objectif que les intrigues des livres à succès sont copiées et répétées indéfiniment, un peu comme une usine fabriquant des produits identiques en masse, en suivant un procédé préétabli. Les histoires qui vendent le mieux sont imitées et répliquées et la créativité et l’imagination ne semblent plus avoir de place dans une industrie qui se base de plus en plus sur des « tropes » et la répétition de scénarii clichés qui sont connus pour générer beaucoup de ventes. L’écriture ne semble plus être un art en soi, une pratique créative et libre, mais un processus quasi-industriel, centré sur la production et la vente massive de livres de moins en moins originaux.
De plus, comme les recommandations sont souvent sponsorisées par des auteurs ou des maisons d’éditions, BookTok place toujours les mêmes œuvres sous les feux des projecteurs, envoyant aux utilisateurs des recommandations sur les mêmes titres, au détriment d’autres livres moins médiatisés, mais tout aussi dignes d’intérêt. De ce fait, de nombreux lecteurs se trouvent déçus lorsque les titres incessamment recommandés sur TikTok ne comblent pas leurs attentes, voire s’avèrent en réalité indignes des éloges dont ils font l’objet. Certains titres captent donc une attention démesurée, au détriment d’autres récits plus divers et plus riches, qui sont de ce fait invisibilisés… Il en découle une forme de standardisation des goûts qui peut mettre à mal la diversité des points de vue exprimés dans la fiction.