Humain à louer : le business qui explose au Japon
Zebra crossing in Shinjuku, Tokyo at sunset.

Humain à louer : le business qui explose au Japon

On aime penser que l’argent n’est qu’une clé d’accès à des plaisirs superficiels. Que tout ne s’achète pas. Acquérir un sac de luxe ne vous conférera pas le monopole du bon goût. Payer du personnel pour vous libérer de vos tâches ne vous garantira pas le respect. Et l’amour dans tout ça ? L’amitié ? On les pensait à l’abri de la marchandisation. Il n’en est rien. Si on ne peut pas acheter le véritable amour, ou l’amitié sincère, on peut feindre de les posséder. 

Voyage au pays du soleil levant pour une initiation au business de la location de personnes.

 

Où tout a commencé ?

 

Pour comprendre comment est née cette idée surprenante, il faut faire un bond dans le passé. Et plus précisément dans les années 90. Là où règne une société en perpétuelle mutation, une population qui s’entasse dans les grandes métropoles, des individus de plus en plus nombreux et pourtant, de plus en plus seuls. La doctrine individualiste y devient dominante, et renforce l’isolement social. C’est le Japon.

 

Partant du constat que les Japonais souffrent d’un manque d’interactions sociales, Satsuki Oiwa devient fondatrice de la première agence de location de personnes, The Japan Efficiency Corporation. L’objectif ? Engager des acteurs pour tenir des rôles du quotidien. Un véritable succès. De nouvelles agences fleurissent dans le pays et en Asie du Sud-Est, pour répondre à une demande sans cesse plus exigeante et diversifiée. Le concept conquiert  même les États-Unis en 2009 sous la forme d’une plateforme, Rent-a-friend, qui propose de louer un ami pour nous offrir sa compagnie lors de nos loisirs.  

 

You’ve got a friend in me

 

Louer un ami ? Parlons-en. Mais pour commencer, je vais vous demander de faire un effort de concentration. Et surtout d’imagination. Vous êtes prêts ? C’est parti.

Il est dimanche après-midi, vous n’avez rien à faire. Enfin si, vous pourriez faire ce TD de macroéconomie pour demain. Mais après tout, le prof ne fait jamais l’appel. Et puis il y a ce musée que vous aviez juré d’aller visiter quand vous aurez le temps. Parce que vous êtes passionné d’art contemporain. Mais vous êtes bien le seul. Parce que vos amis feront semblant d’avoir mieux à faire, un dimanche après-midi, oui, bien sûr. 

Tout compte fait, c’est comme cette fois où vous vous êtes fait quitter et que vous auriez préféré sortir prendre l’air sous ce beau soleil, faire une petite balade sur les quais de Seine. Pourquoi pas avec… ? Ah oui, c’est vrai.  Seul. C’est bien le problème.  

 

Il faut bien l’avouer, rencontrer quelqu’un avec qui le courant passe, construire une relation de confiance, cela peut vite devenir une entreprise laborieuse. C’est un échange, parfois déséquilibré. Après avoir pleuré sur l’épaule de votre ami pendant des mois à cause de cette fameuse rupture, vous devrez bien lui rendre la pareille. À moins que vous fassiez preuve de plus d’audace : en louant un ami. 

 

Vous vous demandez sûrement comment s’y prennent les consommateurs de ce drôle de service. Pourtant, à l’ère du digital, rien de plus simple que de prendre rendez-vous avec son nouvel acolyte. Il suffit de se rendre sur le site web d’une agence spécialisée. La plus célèbre ? Family Romance. Cette dernière vous propose de choisir l’ami de vos rêves comme si vous étiez en train de feuilleter un catalogue. Sur la base des photos et des descriptions de chacun des individus disponibles à la location, vous pouvez prendre votre décision selon vos préférences. Vous êtes ensuite libres d’envoyer des indications concernant les traits de personnalité que vous souhaitez retrouver chez votre ami temporaire. L’acteur tâchera de les cultiver pour le jour J. Pour environ 50 dollars de l’heure, vous avez l’opportunité de tenter l’expérience. 

 

Romance ou apparence ?

 

Votre petit-ami ne vous regarde plus comme à vos débuts et vous aimeriez lui faire comprendre que rien n’est acquis ? Une solution un peu excessive, mais qui peut faire son effet, serait d’en louer un autre. Une bonne façon de vous afficher dans les dîners mondains au bras de votre nouvelle conquête. Ou tout simplement de faire enrager celui qui vous néglige à coups de stories instagram, en mettant en scène votre idylle avec un prince charmant anonyme. 

 

Mais la location de boyfriend peut remplir d’autres fonctions, l’esprit de vengeance en moins. Certaines personnes louent un petit-ami ou une petite-amie pour simuler un premier date. C’est le cas de ceux et celles qui appréhendent cette étape de leur vie. Pour se préparer avant d’être face à la personne qui fait réellement chavirer leur cœur. Bien sûr, l’agence de location ne manque pas de rappeler à ses clients qu’il leur est formellement interdit d’embrasser ou de demander des faveurs sexuelles à leur partenaire fictif. Ces derniers louent exclusivement leur compagnie, pas leur corps. Pour une relation moins platonique, il faudra donc se débrouiller autrement.

 

À la recherche d’une simple présence

 

On pensait avoir tout vu, mais le Japon ne nous a pas déçu. En juin 2018, Shoji Morimoto, un japonais de 37 ans, décide d’offrir ses services en tant que « personne qui ne fait rien ». Quelqu’un qui se contente de « manger, boire et faire de simples retours, mais rien de plus », sans demander la moindre compensation financière en retour. Morimoto propose une compagnie bienveillante à ceux qui ressentent le besoin d’une présence à leur côté pour rompre la solitude. Avec plus de 300 000 demandes et 270 000 followers sur Twitter depuis 2018, la procrastination a de beaux jours devant elle. Face à son succès, l’homme « qui ne fait rien » à décider de monnayer son activité pour 96 dollars de l’heure. Il reçoit de nombreux éloges de la part de ses clients, affirmant que « le fait de ne rien faire sert de soutien ».

 

Louer une famille : les conséquences du mensonge

 

On choisit ses amis, pas sa famille. Une vérité pas si générale en fin de compte. Dans une interview, Ishii Yuichi raconte comment il a joué pendant 8 ans le rôle du père d’une petite fille âgée désormais de 12 ans. Il a tenu à être clair dès le début avec son employeur, la mère de la jeune fille : « Êtes-vous prête à supporter ce mensonge ? ». 

 

Car avoir recours à la location de personnes n’est pas un service comme un autre. Mentir peut avoir des conséquences graves sur le long terme. La stabilité émotionnelle de l’acteur, qui au fil des années finira sûrement par s’attacher à l’enfant dont il prétend être le père, interroge. La vraisemblance du statut familial aussi. Ishii Yuichi explique qu’il est difficile de faire comprendre à l’enfant qu’il doit partir quand ses heures de travail rémunérées arrivent à leur terme. Il faut toujours trouver un prétexte pour se dérober. 

 

Et le rôle requiert une grande implication. Si sa cliente décide de ne jamais révéler la vérité à sa fille au sujet de l’acteur, il sera tenu de continuer à lui faire croire qu’il est son père indéfiniment. Ainsi, si l’enfant se marie, il devra être présent à ses côtés lors de la cérémonie. Puis prétendre être le grand-père de ses potentiels enfants. Un cercle vicieux qui se perpétue et devient impossible à briser.

 

L’isolement social comme moteur du business

 

15 %. C’est la part de la population japonaise qui n’a aucune interaction sociale hors du foyer. Un chiffre alarmant quand on sait que le pays enregistre des records de suicides depuis des décennies. Au Japon, une personne victime d’isolement social se prénomme « hikikomori ». Leur nombre est estimé à 1 million dans le pays. Mais il est très probablement sous-estimé : seuls les individus pris en charge sont comptabilisés. 

 

On peut ainsi s’interroger quant à la dimension éthique des services de location d’êtres humains. Incarnent-ils réellement un soutien ou au contraire, confrontent-ils plus durement les individus à leur solitude ?

 

Bien que la location d’êtres humains soit loin de faire l’unanimité, la solitude demeure mal perçue au Japon. Elle alimente la pression sociale. Ce business  s’est donc développé dans une logique de soutien psychologique à la détresse de ces individus, et reste, pour la société japonaise, toujours préférable à l’isolement. Malheureusement, si la location de personnes soigne les symptômes du mal, elle n’en guérit pas l’origine. Elle reste un service marchand que tout le monde ne peut pas s’offrir. 

 

Le Premier Ministre Yohishide Suga a décidé de créer un poste inédit en 2021, celui de Ministre de la Solitude, dans l’espoir d’éradiquer le phénomène d’isolement. L’ONG Newstart entend quant à elle venir en aide aux hikikomori, via le « Rent-a-sister program ». L’objectif ? Envoyer  des jeunes femmes offertes à la location (gratuitement cette fois) chez les individus isolés pour les encourager à retrouver une vie sociale…

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