Tony

Un petit point de douleur. Tony était juste un tout petit point de douleur. Roulé quelque part contre un coin de mur, où il faisait froid, et humide. Quand il ouvrait les yeux, il voyait ses mains, contre ses genoux, son menton tremblant, une triste façade grise avec des trous et des fissures. C’était tout ce qu’il avait pu protéger, cet espace. Mais il baissait souvent la tête et fermait les yeux parce qu’il avait peur. Alors, la seule chose qu’il voulait encore sentir, c’était son souffle sur ses mains. Ses larmes, il les sentait quand même. Cela l’enfouissait d’avantage dans la douleur et la honte. La honte c’était pire parce qu’elle reste, elle mord, elle écrase. Elle remplace la douleur qui s’est lentement dissipée. Et cela le faisait pleurer encore plus, d’avoir honte. Il ne voulait pas qu’on le voie, il ne voulait pas qu’on l’entende. Et surtout, il ne fallait pas qu’on ait pitié de lui. Ce qu’il désirait, c’était se cacher de la face du monde. Alors il se faisait tout petit. Un tout petit point de douleur.

Blaise et les autres le faisaient toujours après midi, entre le repas et la sonnerie, comme une sorte de rituel. Tony ne se cachait pas, il était quand même courageux. C’est pour ça qu’ils l’avaient choisi d’ailleurs, parce que lorsqu’il résistait, c’était plus drôle. Ils le hélaient de loin, s’approchaient, le toisaient, l’attrapaient par l’épaule et lui faisaient mettre un genou à terre. Theresa ne pouvait rien faire et regardait, le plus souvent. Tony ne lui en voulait pas. C’était une fille. Il encaissait les coups, un à un. Au bout de quelques minutes, tout devenait flou et il ne voyait plus que des visages riants, tournant tout autour de lui dans une spirale infernale. Tony gémissait parfois mais jamais une larme ne s’échappait. Il avait peur, il avait la rage, il avait honte. Mais il attendait toujours d’être dans son coin pour pleurer, sans bruit, secoué de sanglots silencieux. La douleur qui l’envahissait y mutilait son cœur lentement. Theresa s’asseyait à coté de lui sans rien dire. Elle défendait le territoire, veillant que nul ne pénètre sa tristesse. Elle savait bien que c’est le genre de chose que l’on vit seul. Ou plutôt, le genre de choses auxquelles il faut survivre seul.

Aucun d’entre eux ne connaissait le motif de ces agressions, mais ils s’en doutaient. C’était quelque chose qui se sentait facilement. On ressent les instincts de l’humanité même lorsqu’on en est victime. Cela devait être bien amusant de se sentir supérieur par la force, d’émerger de sa médiocrité en devenant brutal. Et comme cela devait être facile de contempler la fragilité, la douleur, la honte. Si facile, qu’on voulait l’abattre, cette petite chose, la faire souffrir d’avantage, et en rire, en rire toujours plus. C’était bien drôle en effet, d’avoir quelqu’un de faible et misérable à portée de main. On aurait presque pitié si ce n’était pas aussi drôle. Theresa, qui les observait souvent, en savait plus que Tony mais ne lui disait pas. Elle se doutait qu’il ne voulait pas savoir, qu’à ses yeux, seule la dignité dont il arrivait toujours à faire preuve avait de l’importance. Surtout, elle savait qu’ils riaient plus quand ils regardaient Blaise faire, et que lorsqu’ils se mettaient tous à frapper, cela devenait de la haine. Elle ne comprenait pas comment on pouvait haïr quelqu’un qui ne se défend pas.

Theresa et Tony avaient l’habitude de rester dans le dortoir après les cours de l’après-midi. C’était une sorte de coutume tacite qu’ils partageaient. Il faisait chaud dans cette pièce et les draps sentaient bon la lessive. Et puis, il y a avait deux très grandes fenêtres, qui semblaient être deux immenses puits de lumière blanche, les jours où il y avait des nuages, mais où il ne pleuvait pas. Le petit garçon s’installait toujours sur le rebord large d’une d’entre elles, juste au dessus d’un vieux chauffage. Là il lisait souvent un des livres élimés de la bibliothèque, un de ces bouquins qu’il avait lus cent fois mais qu’il dévorait encore. Theresa le regardait parfois d’un œil sans comprendre la passion que son ami avait des histoires. Elle s’asseyait sur un des lits, et pouvait rester là à rêver pendant des heures. Parfois elle dessinait, ou écoutait Tony lui lire un des passages qu’il aimait beaucoup.

Un jour de pluie, un de ces jours où l’on aime être à l’abri, alors que le petit garçon était à sa place habituelle, il se mit à rire. Son amie leva les yeux, surprise, et le vit, dans la lumière opaque, avec un grand sourire, le regard perdu dans ses pensées. Theresa ne dit rien, le silence semblait être la seule question qui ne le dérangerait pas.

Le lendemain, quand Blaise l’attrapa, Tony éclata de rire. Blaise maugréa et lui mit son poing dans la figure. Tony tomba et continua de rire, se roulant presque par terre d’hilarité. Sans comprendre, les autres crièrent de rage et se jetèrent sur lui. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard qu’ils le laissèrent, gisant dans sa douleur, un grand sourire aux lèvres. Theresa s’approcha et vit qu’il riait encore par éclats. Ses yeux, pourtant, hurlaient de détresse.

Depuis ce jour là Tony ne se rendit plus dans son coin, et Blaise et les autres l’évitèrent.

Theresa s’éveilla en sursaut. La sombre chambre n’était éclairée que part la lueur du radio réveil, qui affichait cinq heures du matin. Haletante, elle chercha d’une main celle de Tony pour chasser ses cauchemars, pour sentir sa réalité rassurante. Il s’approcha d’elle, et l’embrassa sur la joue. Comme toujours, il souriait.

- Tu as refait un mauvais rêve ?
- Oui, mais ça va ne t’en fait pas …

Theresa sentit qu’il l’avait prise dans ses bras. Il attendit un moment en silence, qu’elle trouve le courage de parler.

- J’ai rêvé de Blaise.

Elle respirait à nouveau. Il ne répondit rien mais ne frémit pas. Cela faisait longtemps qu’il avait affronté cette peur là.

- Dis moi je me demandais quelque chose…
- Oui ?

Theresa essaya de tout oublier pour se concentrer sur l’odeur de son amant.

- Comment as-tu fait pour rire lorsqu’ils te battaient ?

Tony fronça ses sourcils bruns et enlaça Theresa pour l’empêcher de trembler. Il était toujours sérieux quand il repensait à ce genre de souvenirs.

- Tu veux vraiment savoir ?
- Si ça ne te dérange pas.

Il l’embrassa à nouveau, sur l’épaule, et soupira.

- Je les ais tous mis dans ma tête, et je les ais regardé souffrir. Ils hurlaient en moi comme des fous, ils suppliaient, à genou, terrassés, écrasés, suppliants. J’ai vu tout ça, j’ai contemplé leur douleur, et ça m’a fait rire.

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