Après le retrait des troupes américaines dans le Nord Est de la Syrie, la Russie profite de ce désengagement pour bouleverser l’ordre mondial.
Poutine, grand vainqueur de l’intervention turque en Syrie
À la suite du départ des troupes américaines de Syrie, annoncé le 6 octobre 2019 par le président des États-Unis Donald Trump, « on assiste sans conteste au “moment Poutine” au Proche-Orient. Avec ce dernier dossier, le Russe a montré qu’il est l’acteur qui détermine les orientations et les rapports de force », explique le sociologue Adel Bakawan, membre de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Proche-Orient (iReMMO). Poutine s’est imposé comme le médiateur des négociations avec les Kurdes et les Turcs :
“The Russians and the Syrian regime have made proposals that could save the lives of millions of people who live under our protection. We do not trust their promises. To be honest, it is hard to know whom to trust. […] We know that we would have to make painful compromises with Moscow and Bashar al-Assad if we go down the road of working with them. But if we have to choose between compromises and the genocide of our people, we will surely choose life for our people.”[1] annonce Mazloum Mabdi, chef militaire kurde syrien ayant combattu dans les rangs du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan.
Les accords commerciaux signés entre la Russie et la Turquie renforcent leur alliance. Le pays des tsars lui aurait vendu un système de défense antimissile S-400, échange contrastant avec le blocus de la France et de l’Allemagne envers la Turquie. Cette prise de position russe sans précédente au Proche et Moyen-Orient s’oppose avec l’abandon des Américains (dont la première décision de désengagement date de 2013 sous Barack Obama). Vladimir Poutine se pose comme défenseur de la paix dans le monde grâce à deux appels téléphoniques avec Recep Tayyip Erdogan. Le 23 octobre, après six heures de négociations, le président russe a obtenu de la Turquie qu’elle cesse son offensive contre les combattants kurdes. La création d’une zone de sécurité par les Turcs à la frontière avec la Syrie pour rapatrier les réfugiés syriens en Turquie, est considérée par la communauté internationale comme une offensive anti-kurde. Les forces de Bachar el-Assad ont investi les villes tenues jusqu’alors par les combattants kurdes.
La stratégie de l’Empire
Pour Vladimir Poutine, le succès sur la question kurde s’inscrit dans une vision géopolitique plus globale. Avec l’effondrement du soviétisme au début des années 1990, la Russie avait chuté de son piédestal international. La force territoriale de la Russie se trouva menacée par un retour de la balkanisation, où quatorze républiques soviétiques socialistes eurent accès à l’indépendance. Puis, le bilan de la présidence Eltsine (alors premier président de la Russie post-soviétique), entaché par la « thérapie de choc » (c’est-à-dire le passage brutal d’une économie dirigée à une économie de marché) et par la corruption du pouvoir politique (mêlé aux oligarques), aura laissé un traumatisme dans la mémoire Russe.
L’arrivée presque messianique du jeune Vladimir Poutine à la présidence du pays début 2000 bouleverse le style de gouvernance, en la rendant plus autoritaire et étatiste. Sa gestion plus personnelle et autoritaire du pouvoir facilite le retour sur la scène internationale de la Russie jusqu’ici reléguée au rang de puissance régionale. En ce sens où, dans le « monde russe », la politique se construit en l’absence de légitimation du pouvoir, de sorte que le dépositaire n’ait de comptes à rendre à personne. Ce système politique s’est développé notamment à partir du XVe siècle avec l’institutionnalisation du tsarisme, où le prince a réussi à absorber les classes sociales les plus puissantes au sein de l’appareil étatique, à savoir les hauts-fonctionnaires, les aristocrates et les soldats. Par ailleurs, le pouvoir politique se voit obligé de traiter avec le pouvoir religieux, autonomisé du pouvoir politique dès le Ve siècle, déjà installé et bureaucratisé dans ce monde russe. Avec la pratique poutinienne du pouvoir, cette trame de la mécanique institutionnelle et politique s’est retissée : l’autorité politique est incarnée par la personnalité du leader, le contrôle des élites (économiques, politiques et médiatiques) et une collaboration avec le Patriarcat[2].
Le conservatisme, l’instrument idéologique du retour de la Russie
Pour en revenir à l’analyse géopolitique de la Russie poutinienne, la stratégie adoptée n’est pas la coopération avec les puissances occidentales, mais bien une volonté idéologique de destruction d’un ordre internationale fondé sur des principes libéraux[3]. Cette opposition aux valeurs libérales s’est concrétisée en vingt ans de pouvoir avec le développement du conservatisme russe. Si bien que le président-tsar se définît comme un « pragmatique avec un penchant conservateur[4]», il en ressort que le conservatisme poutinien se réfère aux valeurs traditionnelles (valeurs religieuses, par exemple) et au bon sens[5]. Ce conservatisme se pose en vision politique et morale qui « s’inscrit dans une longue tradition culturelle, historique, politique et philosophique russe, il fixe le cap de la Russie en politiques intérieure et extérieure », selon L. Poliakov[6]. Ce conservatisme pourrait expliquer, alors, les alliances stratégiques avec d’autres États, tels que l’Iran, la Turquie ou la Chine, où les régimes en place organisent et/ou contrôlent l’espace social.
En-dehors de cette interprétation de la politique extérieure russe par le prisme du conservatisme, la Russie tente de s’imposer sur la scène internationale, soit par le « hard power », soit par le « soft power ». Depuis quelques années, nous voyons ces images de grands défilés militaires sur la Place Rouge à Moscou où le pouvoir russe montre sa puissance de frappe potentielle. Cette puissance de frappe se concrétise lors de conflits directs (en Ossétie du Sud, en Crimée[7] ou encore en Syrie) ou lors d’actions des services de renseignement, dont l’empoisonnement de Sergueï Skripal ou l’ingérence russe dans les présidentielles étasunienne de 2016 et dans la vie politique anglaise. Du point de vue économique, la Russie conserve une influence sur quelques pays bénéficiaires de ses ressources naturelles[8] nécessaires pour leur économie, à savoir l’Allemagne, et qui peut provoquer des désaccords à l’échelle européenne.
Du côté du « soft power », Vladimir Poutine étend la sphère d’influence de la Russie via sa diplomatie (récemment avec le premier sommet Russie-Afrique), le développement des médias russes à l’étranger (RT France, Sputniknews) et les liens tissés avec des personnalités politiques (telles que Marine Le Pen).
La Russie : forte à l’international, faible à l’intérieur ?
Finalement, la Russie post-soviétique se veut être un acteur incontournable de la géopolitique du XXIe siècle. Pour cela, Vladimir Poutine emploi divers outils (économique, politique, militaire, culturel…) afin de renverser l’ordre international en place depuis 1991. Couronnée de succès à l’international, avec sa dernière victoire en date sur la question kurde, la Russie présente toutefois des déséquilibres sur le plan intérieur. Bien que l’économie russe soit stimulée par l’exploitation et la distribution des hydrocarbures, celle-ci souffre d’un ralentissement structurel et d’une importante vulnérabilité aux chocs extérieurs ; c’est ainsi que le FMI a révisé à la baisse la prévision de croissance russe en 2019 d’1.4% à 1.2%[9].
Julien ROBIN, M1 Politiques Publiques, Margaux BALTUS, L3 LISS
[1] « Les Russes et le régime syrien ont fait des propositions qui pourraient sauver les vies de millions d’individus qui vivent sous notre protection. Nous ne croyons pas en leurs promesses. Pour être tout à fait honnête, il est difficile de savoir en quelle parole croire. […] Nous savons que nous aurions de douloureux compromis avec Moscou et Bashar al-Assad, si nous nous abaissions à travailler avec eux. Mais, si nous devons choisir entre les compromis et le génocide de notre peuple, nous choisirons assurément de préserver la vie de notre peuple. » Traduction : Léo Dietsch
[2] Dans le cas actuel, Vladimir Poutine collabore étroitement avec le Patriarche de Moscou, Cyrille. Voir J. Robin, « Église(s) : l’autre guerre russo-ukrainienne », La Plume, 27 janvier 2019.
[3] Selon N. Tenzer, « Le retour d’une géopolitique archaïque serait un désastre stratégique », The Conversation, 20 octobre 2019.
[4] Entretien à la Première chaîne et à l’agence Associated Press, <Kremlin.ru>. 4septembre2013, http://kremlin.ru/events/president/news/19143.
[5] Ici comprendre le bon sens économique : l’accumulation de richesses.
[6] L. Poliakov, « Le ‘’conservatisme’’ en Russie : instrument politique ou choix historique ? », Institut français des relations internationales, décembre 2015.
[7] Même si le gouvernement russe dément l’envoi de troupes en Crimée. En réalité, il s’agit de « désilhouettage »
[8] La Russie est le 3e producteur mondial de pétrole et le 2e de gaz naturel. Note de la Direction du Trésor, 13 août 2019, https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/RU/situation-economique-et-financiere-de-la-russie-mai-2018.
[9] Voir la note de la Direction du Trésor, ibid.