Ne pas céder aux exigences de la peur

Ne pas céder aux exigences de la peur

Il est communément suggéré que les pouvoirs publics ont une obligation d’intervenir pour contrôler les actes des citoyens. Ce principe est mobilisé aujourd’hui pour contrôler l’apparition dans l’espace public des symboles religieux, et ce, au nom du principe de laïcité. Néanmoins il convient de souligner la qualité épistémique de cette position, qui s’oppose à l’expression du pluralisme identitaire et s’avère contre-productive.

 

Ayant refait surface dans le cadre de la polémique sur le burkini durant l’été 2016 ou encore des débats sur l’interdiction du voile à l’université, la recrudescence des signes portant affirmation d’une identité religieuse inquiète. Ces symboles, malgré leur marginalité au sein de la société, continuent en effet de déranger certains publics. C’est donc ici la question de l’Etat qui est posée et plus particulièrement de sa capacité à maintenir l’unité nationale ainsi que son efficience dans la lutte contre les dérives communautaires qui viendraient saper le maintien de cette unité. En enracinant l’expression de la régulation étatique exercée au nom du principe de laïcité et des « valeurs françaises » et passant outre le respect du principe fondamental de la liberté individuelle, les pouvoirs publics n’ont-ils pas paradoxalement renforcé depuis quelques années les discours identitaires en leur conférant une tribune voire même une certaine légitimité ?

 

Le religieux face aux errances identitaires induites par la globalisation et l’uniformisation des cultures

La modernité, en ce qu’elle sépare l’individu présent du passé, déracine, universalise et acculture. Les processus d’urbanisation et d’immigration forcée qui prirent place durant le XXème siècle ont eu pour effet d’engendrer une destruction progressive du lien social, ainsi qu’une rupture des liens culturels transmissibles entre générations. En effet, la mondialisation a fait apparaitre des dominantes culturelles fortes. Elle agit comme un rouleau compresseur provoquant l’écrasement des différences culturelles. Le déracinement, la rencontre des cultures, l’accélération du temps, le doute généralisé sur les certitudes de la tradition et les promesses de la modernité, le fait que les sociétés ne peuvent combler les aspirations et les angoisses qu’elles suscitent conduisent à terme à une réactivation des thèmes différentialistes. A mesure que les sociétés se modernisent, se rationalisent et se mondialisent, on constate une réémergence des réactions identitaires.

 

Aussi l’une des surprises de l’époque contemporaine a-t-elle été la recrudescence des sensibilités religieuses, en particulier dans les sociétés sécularisées : la modernité ne conduit pas à la disparition du religieux, mais à sa recomposition. Au désenchantement qu’elle provoque répondent des tentatives de réenchantement par le religieux. L’annonce de la mort de Dieu avait été largement prématurée. On avait cru, depuis un siècle, que la religion était condamnée par l’histoire. Sociologues, historiens et philosophes, de Max Weber à Marcel Gauchet, s’accordaient sur le diagnostic de « désenchantement du monde », sur l’éclipse irrévocable de la présence divine dans le monde contemporain. Tout comme formulé par Marcel Gauchet dans son ouvrage Le Désenchantement du monde (1985), le monde contemporain est animé par un sentiment général d’inquiétude diffus face au déclin des religions. Une société sans dieu est « psychiquement épuisante pour les individus ». A ce titre, on assiste à une tentative de reconstitution du lien social à travers le fait religieux, valorisé par sa dimension émotionnelle et intergénérationnelle.

 

Les religions réagissent à la modernité par une revalorisation des traditions qui, cette fois-ci, ne se mélangent pas, mais s’affrontent. Ce qui laisse apparaitre la source du regain de tous les intégrismes et de tous les fondamentalismes que l’on observe depuis quelques années. Tout comme le formule Francois Laplantine, « la fin du 19ème siècle avait vu l’élaboration d’un judaïsme, d’un catholicisme, d’un protestantisme, d’un Islam libéral, réformé, moderniste, fondé sur la critique des textes de la Révélation, la relativisation des rites et débouchant sur une politique sociale. Un siècle plus tard, il ne s’agit plus de moderniser l’Islam, mais au contraire d’islamiser la modernité » (il en va de même pour l’ensemble des cultes). Le temps est ainsi venu de la reconquête identitaire.

 

Néanmoins il est notable que la crise de la modernité que nous sommes en train de vivre est aussi une crise de crédibilité et de légitimité des promesses républicaines. À travers la réaffirmation du religieux, c’est souvent la question de l’identité nationale et de son périmètre qui est posée, ce qui implique la question de la mobilité au sein de ce périmètre. Au terme de plusieurs semaines d’une controverse qui a parfois frisé l’hystérie sur le burkini durant l’été 2016, le religieux est apparu comme l’une des expressions privilégiées des « sentiments nationaux ». C’est notamment à partir de l’appartenance confessionnelle que sont posées aujourd’hui les questions relatives aux exigences identitaires, initialement fondées sur les aspirations morales les plus élevées dans le sens où ils ont pour objectif de se prémunir de tout repli identitaire. Les arrêtés anti-burkini peuvent être tentés de se prononcer sur les conclusions qui reviennent d’habitude aux religieux (dans le sens où ils confèrent un sens spécifique aux symboles religieux) et ont pour objectif de contribuer à la détermination d’un corpus spécifique : celui de « nos valeurs ». Ils se veulent les témoins de « notre » capacité de résistance et « notre » attachement à « notre » mode de vie, à « nos » principes notamment à celui de laïcité et procèdent à la juridicisation du concept nouveau de « laïcité de combat ». En ce sens, ils visent à assurer un vivre ensemble durable et à réprimer les comportements jugés déviants en réaffirmant ce qui composerait alors notre socle commun. Néanmoins, il est notable que cette conception de « nos valeurs » obéit à une logique sujette à contestation en ce qu’elle semble d’avantage guidée par un objectif de préservation d’une « identité nationale » au sens des comportement majoritaires plus que du vivre ensemble.

 

En effet, dans sa volonté de légiférer, l’Etat se présente au monde comme le défenseur d’un étendard culturel et identitaire. Il fait des conventions vestimentaires de la communauté culturelle majoritaire la norme qui doit prévaloir. Il admet les symboles compatibles avec l’expression de la foi majoritaire (petites croix chrétiennes ou main de fatma) tout en excluant les symboles étrangers à la culture majoritaire afin de donner l’illusion de l’universalité par l’uniformité symbolique. La défense de la laïcité sous cet angle devient donc elle-même communautaire. L’Etat ne serait dès lors plus dans une démarche positive de rassemblement mais bien dans la promotion d’une idéologie qui n’apparait justifiée ni par le souci de l’ordre public ni par l’impératif de laïcité, principe dont le respect est pourtant mis en exergue comme cheval de bataille de cette lutte identitaire. En outre, on pourrait avancer que le port ostensible de signes religieux n’implique aucune charge nouvelle pour autrui ni nuisance spécifique si ce n’est le sentiment d’« insécurité culturelle » qu’il provoque. Ainsi, sous couvert de neutralité, cette position répressive vise en réalité à ne pas tolérer une religion particulière, s’inscrivant dans un risque plus général de voir l’État opprimer toute revendication de conscience désapprouvée en prétendant poursuivre un but d’intérêt public.

 

La décrédibilisation de l’Etat et les effets pervers de la censure du fait religieux.

A ce titre, les réactions adoptées en vertu de la laïcité dite « de combat » comportent une dimension perverse. En niant le fait religieux, et en s’appuyant sur la vision réductrice d’une laïcité militante et exclusive, seule à bénéficier du magistère de la parole, l’idéologie française dominante s’enferme paradoxalement dans le même moule que les identitaires et fondamentalistes. Parler de provocation à propos du burkini revient  à reproduire le schéma liberticide des islamistes : politiser chaque fait et geste des personnes, malgré elles, et refuser de leur reconnaître l’accès au libre choix. Par ailleurs, faire appel à la justice apparaît comme un aveu de faiblesse. Le jugement s’avère toujours être une réponse vide en termes de débat. Si demande est faite aux tribunaux d’appuyer une conviction, si l’on demande l’assistance d’une juridiction aussi solennelle, aussi puissante que celle du tribunal administratif, on affaiblit en réalité celle-ci. On revient à admettre que l’argumentaire que l’on pourrait développer pour défendre cette conviction n’est pas si solide que cela. Dès lors, seule, sans institution pour la défendre, cette conviction ne fait pas le poids. Cette situation tend à reconnaitre que la position adverse a de quoi intimider. Accepter la juridicisation de cet enjeu qu’est le retour du religieux dans l’espace public revient par conséquent à témoigner de la crainte que la contestation de ses défenseurs nous inspire.

En stigmatisant les personnes portant le burkini, on décore l’objet d’une palme de l’outrageux, qui construit autour de celui-ci un désir, une tentation. Son cantonnement à l’ombre et aux coulisses lui confère une aura mystérieuse, qui le rend attractif pour un public provocateur, ou tout simplement contestataire. Qui plus est, la censure procède à la réactivation de la fonction protestataire du fait religieux, l’ancre dans une structure idéologique bien définie et la place d’office en opposition à la « culture » majoritaire dont l’Etat serait alors le garant. Le renouveau religieux n’est pas nécessairement un renouveau de la foi mais s’enracine dans une perspective plus politique du fait de la censure. On est en effet moins dans une quête de transcendance que dans une quête d’identification sociale et politique. Acheter un burkini devient alors un acte « anti-système », un moyen de contestation qui saura séduire nombre d’islamo-gauchistes et déviants en tout genre. Sans faire preuve d’angélisme sur une communion collective des esprits et des mœurs, mais en posant la réalité que représente la somme d’individus, différents par nature, que compose notre société, il apparait nécessaire, de réaffirmer le principe de laïcité tel qu’il fut défini par ses rédacteurs.

 

Le respect de la singularité de l’individu et l’acceptation du processus de recherche identitaire

« La civilisation occidentale s’est fondée sur le développement de la responsabilité, individuelle. La notion de responsabilité collective est un non-sens en ce qu’il s’analyse comme un instrument de contrôle social généralisé qui transforme les individus, d’abord en débiteurs défaillants d’obligations non déterminées ensuite en accusés perpétuels »[1]. Elle aboutit à substituer des règles contraignantes et arbitraires aux modes de régulation spontanés qui émergent des pratiques humaines. L’individu est imparfait mais perfectible, capable de commettre des erreurs mais doté d’une raison qui lui permet, par un processus de découverte, d’en tirer les leçons. Dans cette perspective, Fredéric Bastiat fait de la responsabilité l’un des critères déterminants dans l’évolution des mœurs et des opinions politiques[2].

 

« L’homme est un être libre, responsable et intelligent. Parce qu’il est libre, il dirige ses actions par sa volonté ; — parce qu’il est responsable, il recueille la récompense ou le châtiment de ses actions, selon qu’elles sont ou ne sont pas conformes aux lois de son être ; — parce qu’il est intelligent, sa volonté et par suite ses actes se perfectionnent sans cesse, ou par la lumière de la prévoyance ou par les leçons fatales de l’expérience ». L’article 2 de la loi du 19 décembre 1905 relative à la laïcité rappelle que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ». Elle se veut par conséquent universaliste, en ce qu’elle confère à tous le même statut et garantit à tous l’accès à un Etat qui ne manifeste aucune partialité, mais assure aux individus le plein exercice de leurs croyances et de l’affirmation de leur identités diverses. De facto, entre les différents pourvoyeurs de sens religieux et entre toutes les obédiences, l’État a donc initialement pour vocation d’établir une stricte égalité. Un État impartial. Un État qui ne doit, à aucun prix, donner le sentiment qu’il penche, institutionnellement, vers l’un ou l’autre des pourvoyeurs. Un État impassible et équidistant. Un État muet. En définitif, un État qui s’abstient.

 

De façon tout à fait empirique, lorsqu’il fut interrogé en 1905 sur l’absence de référence au costume ecclésiastique dans la loi, Aristide Briand, qui en était alors le rapporteur répondit que « le silence du projet de loi au sujet du costume ecclésiastique […] n’a pas été le résultat d’une omission mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes l’obligation de modifier la coupe de leurs vêtements ». Et poursuivait : « La soutane une fois supprimée, […] l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus la soutane, mais se différencierait encore assez du veston et de la redingote pour permettre au passant de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen ».

Le combat contre le fondamentalisme religieux doit être de tous les instants et de tous les partis mais ne doit pas être fait au nom de n’importe quel principe. Le principe de laïcité à ce titre ne saurait constituer d’argument dans l’affirmation d’une quelconque identité culturelle qui serait supposément la nôtre. Son rôle est de garantir un ensemble de libertés et de droits aux citoyens. Cela suppose une garantie qui s’exprime par une abstention de l’État. Un laisser-être qui assure à chacun le droit de construire son identité, qu’elle soit peu ou prou calquée sur celle du plus grand nombre, ou qu’elle soit inspirée en tout ou partie par d’autres cultures.

 

[1] Mathieu Laine, Dictionnaire du libéralisme, Responsabilité, p. 526

[2] Œuvres complètes, Frédéric Bastiat, Guillaumin, 1870, Des Salaires, p. 462 8 Frédéric Bastiat, « Un économiste à M. de Lamartine », 1845

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