Les médias nous ont souvent dit que les jeux vidéos nous rendaient violents. Nos parents nous ont répété que les jeux vidéos nous rendaient stupides, ou asociaux. Mais si l’on s’y penche de plus près, on peut y déceler quelques petites informations sur nos pratiques et nos représentations du monde.
Dès son apparition en 2002, la franchise Battlefield a marqué le monde des jeux vidéos FPS (tir en vue subjective). Les premiers opus ont imposé la marque de fabrique du mode multijoueur le plus efficace : carte de grande envergure, beaucoup de joueurs, divers modes de jeux (capture de points de contrôle, matchs à mort etc) et des véhicules utilisables. Mais c’est en 2008, avec la sortie de Battlefield Bad Company, que la série va aussi s’imposer en tant que raconteur d’histoire. Les jeux vont être dotés d’une véritable trame narrative jouant sur des codes bien établis par les innombrables Call of Duty ou Medal of Honor. Directement critique vis à vis de ses concurrents et des stéréotypes liés aux FPS, les Battlefield ont dépassé l’américanisme primaire en imposant un réel sens de la narration et de la géopolitique.
Le jeu qui se moque des jeux
En 2010 a débarqué le jeu Battlefield Bad Company 2 (BFBC 2 pour les intimes), quelque mois après le très médiatisé Call of Duty Modern Warfare 2 dans lequel les Etats-Unis sont envahis par la Russie dans un futur pas si distant, faisant ouvertement référence au film Red Dawn. Dans BFBC 2, le joueur doit au contraire déjouer une tentative d’invasion russe avant même qu’elle n’ait lieu par des missions rocambolesques en Amérique Latine. Tout au long de l’histoire, l’accent est mis sur le ridicule des personnages ou des situations et l’exagération de la violence. A la toute fin du jeu, une fois le complot déjoué, l’unité du personnage principal est appelée à prêter main forte à l’armée américaine qui doit repousser les troupes russes qui sont finalement passées par l’Alaska. Ainsi, les efforts héroïques du joueur n’ont servi à rien et l’inévitable cliché des Etats-Unis envahis apparaît en épilogue. BFBC2 joue donc sur ces clichés narratifs pour dévoiler toutes les ficelles attendues d’une grosse production en les exagérant au maximum. Dès le premier Bad Company, la franchise avait axé sa production sur la dérision et l’absurde, servant à la fois à critiquer la simplicité des FPS alors qu’ils sont un média qui commence aujourd’hui à dévoiler son potentiel, mais aussi l’image héroïque et édulcorée de la guerre que la culture pop américaine cherche à transmettre par les jeux vidéos depuis l’invasion de l’Irak en 2003.
La menace terroriste, fin du rêve d’invasion russe
Contrairement à ses rivaux, Battlefield n’est pas revenu à le Seconde Guerre Mondiale pour vanter la gloire conquérante des Etats-Unis et n’a pas inventé de Troisième Guerre Mondiale où la Russie est le nouvel URSS belliqueux ennemi de l’occident. L’intelligence dans les scénarios de la franchise d’Electronic Arts (EA) est son rapport à notre passé immédiat et aux hypothèses géopolitiques actuelles. Dans Battlefield 3 (2011) l’histoire se base sur une menace terroriste nucléaire liée à une révolution en Iran qui renverse le régime en place et pousse les Etats-Unis à intervenir. Cette invasion, certes totalement irréaliste, permet toutefois de faire d’explicites références à la Guerre d’Irak et de jouer sur la recherche d’Armes de Destruction Massives. En effet, dans un climax digne des meilleurs films d’espionnage, l’unité du personnage que l’on incarne découvre une caisse de trois ogives nucléaires russes, dont deux ont disparu. Les cibles sont autres que New York et Paris. Ce scénario marque un revirement intéressant dans la perception de la menace. Premièrement, elle ne vient pas d’un Etat (les Russes cherchent eux aussi de leur côté à empêcher la détonation des bombes nucléaires) mais des partisans d’un Etat renversé, passé à la lutte clandestine. Pensez à l’Irak une fois Saddam Hussein renversé. Deuxièmement, la menace n’est plus centrée sur les Etats-Unis mais est devenue globale, la France aussi est visée. Enfin, le jeu montre la CIA comme défaillante, incapable de maîtriser la situation qui découle de l’utilisation unilatérale de la puissance américaine. Au contraire, elle ne se remet pas en cause et s’enferme dans une logique que l’on ne connaît que trop bien : considérer les Russes comme la menace principal.
Reflets d’une géopolitique violente
Entre Battlefield 3 et Battlefield 4 l’espace géographique s’est déplacé du Moyen-Orient vers l’Asie. Quand le 3 sortait en 2011, le retrait américain d’Irak était a gout du jour et les USA affichaient leur nouvelle doctrine militaire résolument tournée vers la Chine. C’est pour cela que le 4, sorti en 2013, se concentre sur un conflit interne qui dégénère et oblige l’armée américaine à intervenir. Nettement moins réaliste, il permet toutefois de mettre en avant ce revirement géographique et cette inquiétude vis à vis du géant asiatique. La franchise lui imagine en 2020 un président sur le point d’être démocratiquement élu assassiné par un général soutenu par la Russie. La tension est à nouveau créée par le fait que le conflit entre les deux puissances tient à un quiproquo qui risque de dégénérer si le personnage du joueur ne fait rien. On trouve donc cette peur de la guerre et de la spirale de violence qui se déploie autour du personnage. Malgré le fait que ce soient des FPS, les Battlefield parviennent à critiquer la guerre, pas simplement à travers la violence physique ou morale, mais bien à travers la fragilité de l’équilibre des puissances et la multiplicité des acteurs qui déclenchent petit à petit l’engrenage de la violence. Ce n’est pas anodin que dans la première mission de Battlefield 3 qui se déroule au Kurdistan irakien, un des personnages rappelle que la population n’est pas l’ennemi puis signale que l’ennemi ne parle pas arabe mais persan. Ce simple détail appuie cette idée que cherche à faire apparaître EA dans sa franchise : la réalité est toujours plus complexe que les clichés véhiculés par les Call of Duty ou autres Medal of Honor.
Ce ne sont bien sûr ici que trois jeux qui sont très rapidement étudiés, mais le monde des jeux vidéos regorge d’innovations en tout genre. Ce nouveau média n’a plus aujourd’hui une dimension simplement ludique, mais s’inscrit véritablement dans des logiques sociales, dans des modes, des débats d’actualité ou même dans la réflexion philosophique. Les jeux vidéos ont la force de nous mettre face à des situations qui sortent de notre quotidien, et surtout, de nous faire agir, de nous forcer à interpréter l’environnement virtuel dans lequel on évolue.