L’Etat islamique: voyage au bout de l’enfer

L’Etat islamique: voyage au bout de l’enfer

Abusivement traduit par le terme générique de « guerre sainte », le « djihad » présente une sémantique plus complexe et sujette à l’extrapolation : d’un côté le « Grand Djihad » ou « Al Djihad Al Akbar » qui désigne l’effort contre soi-même ; de l’autre, le « Djihad Mineur » ou « Al Djihad Al Asghar » qui correspond à l’effort contre les ennemis de l’islam ou les ennemis de Dieu. Individuellement, il s’agit donc de « l’effort » pour être un bon musulman mais socialement, cela peut signifier la guerre sainte. Le djihad suspend alors les autres obligations religieuses comme les prières, le ramadan… Désormais, ceux qui se réclament « djihadistes » suivent généralement une idéologie globale et souverainiste qui offre aux « croyants », à la faveur d’un détournement plus ou moins fort des concepts, les moyens de réussir sur la Terre comme au Ciel. La visée djihadiste apparaît donc clairement : instaurer la monarchie universelle islamique afin de regrouper en son sein la communauté des croyants appelée aussi l’oumma.

 

Genèse du djihadisme

 

Loin de constituer un phénomène nouveau, le djihadisme trouve sa source dans une forme de désenchantement post Première Guerre mondiale. L’instauration d’une domination occidentale combinée à la chute de l’Empire ottoman entraînent alors une véritable crise existentielle au sein de l’espace social musulman. Pour sortir de ce désarroi naquit la confrérie des Frères Musulmans en Égypte, en 1928, qui objective d’islamiser la société de manière verticale (du peuple à l’État). Son fondateur, Hassan Al-Banna, se rêve alors en grand calife d’un conglomérat d’États où règnerait la charia (loi islamique). Il ne parvint pas à conquérir le pouvoir mais peu importe, il a lancé un mouvement qui s’intensifie après la Deuxième Guerre mondiale sous l’égide de Sayyid Qutb.

Intellectuel instable, Sayyid Qutb estime que le monde dans lequel il vit n’est que mécréance et ignorance (al-jahiliyya). Il invite alors le peu de « croyants » restants, à choisir l’exode (al-hijra) afin de couper tout lien avec les impies. Dans un premier temps, ces élus doivent constituer un socle spirituel solide basé sur les lois islamiques et le rejet du matérialisme occidental, avant de partir à la conquête du monde impie dans le cadre du djihad. Le fondement politique du djihadisme contemporain est alors posé. Il sera l’antithèse d’une société consumériste et athée.

Pourtant, les idées d’Al-Banna et de Qutb peinent à s’imposer. Simples penseurs islamiques, ils ne disposent pas de l’autorité d’un ouléma (théologien sunnite de l’islam). Il faut attendre 1979 et la guerre d’Afghanistan pour voir naître ce que l’historien Gilles Kepel qualifie de « salafisme djihadiste », véritable synthèse entre le rigorisme religieux salafiste fondé sur la doctrine des oulémas et l’islam politique prôné par les Frères Musulmans. En effet, face à la pression des saoudiens, à l’époque alliée des américains, les oulémas cèdent et proclament le djihad afin de lutter contre l’URSS. Ils fédèrent alors les groupes de résistance afghans et permettent la création d’Al-Qaïda par le salafiste saoudien Oussama ben Laden avec l’appui de l’idéologue égyptien, issu des Frères Musulmans, Al-Zawahiri.

Oussama ben Laden et Ayman al-Zawahiri

Pour faire triompher et imposer la « vraie religion », Al-Qaïda véhicule l’idée d’une constante agression à l’encontre de l’oumma. Les musulmans du monde entier sont alors invités à partir en croisade contre les grandes puissances mondiales et les régimes arabes qui les soutiennent. Une série d’attentats s’ensuit afin de montrer la puissance du mouvement, avant une nouvelle guerre en Afghanistan émaillée par l’élimination d’Oussama ben Laden.

 

L’année 2014 change ensuite la donne sur l’échiquier du Moyen-Orient. En un temps record, l’État islamique[1] s’impose sur la scène irakienne puis syrienne. Après avoir tiré les enseignements des échecs d’Al-Qaïda, la mouvance adopte une démarche orientée vers le local et l’opportunité tout en conservant un socle politique et spirituel solide. Elle se dote donc d’un califat à partir de juin 2014 afin de disposer d’une plate-forme au sein du monde arabo-musulman et d’assurer son autonomie financière.

 

L’État islamique, l’administration de la terreur

 

L’État islamique a développé un véritable réseau de communication afin de revendiquer ses attentats : son agence Amaq, considérée comme l’organe de propagande officiel, sa radio officielle al-Bayan, ses magazines (Dabiq, Dar-al-Islam…) ou ses chaînes Telegram. L’agence Amaq ressemble d’ailleurs à un organe de presse classique où se mêlent des brèves centrées sur les faits et des grands discours fondamentalistes. Pourtant la stratégie du califat semble évoluer : finis les revendications aléatoires avec des informations erronées, les communicants de l’EI souhaitent que les « soldats du califat » apportent une « preuve » de leur allégeance. Au-delà de revendications que certains qualifient d’opportunistes, l’État islamique cherche à « faire peur » afin d’exister. Ses nombreuses défaites sur le terrain et son audience déclinante freinent les recrutements.

Alors que certains s’accordent pour qualifier les « soldats du califat » de fanatiques sanguinaires, un document intitulé «Principes pour l’administration de l’État islamique» tend à démontrer le contraire. Véritable organisation politique avec différentes strates et une forte hiérarchisation, le groupe terroriste serait donc composé de nombreux fonctionnaires, financiers, comptables… Enfin, à l’image d’un mouvement totalitaire, l’EI s’est doté de camps d’entraînements divisés en deux pôles : le camp de « première préparation » pour les nouveaux djihadistes et celui de la « continuité » pour les anciens. À l’image d’un régime autoritaire, des camps pour les enfants ont aussi été formés afin de faciliter l’endoctrinement et le maniement des armes. L’EI s’est donc doté d’une force de frappe qui l’éloigne de la simple organisation terroriste…

 

Daech : plus qu’une « organisation terroriste », un « État » ?

 

Dans Le piège Daech, le spécialiste du Moyen-Orient, Pierre-Jean Luizard, relate l’existence d’une armée hautement professionnalisée disposant de l’arsenal de guerre américain (récupéré au dépend de l’armée irakienne) mais aussi de troupes d’élite, qui proviennent majoritairement de l’armée de Saddam Hussein, capables de manier, blindés, avions mais aussi les recrues inexpérimentées. Ainsi, la formation d’une armée efficace et rompue aux techniques occidentales témoigne d’une volonté de souverainisme étatique.

Cependant, cet « État » ne doit pas s’entendre au seul sens militaire. Il convient de rappeler la mise en place d’un système de taxation islamique après la prise de Falloujah en 2014 par l’EI. Daech dispose d’ailleurs d’importants moyens financiers, contrairement à Al-Qaïda. Le butin de guerre de Mossoul, estimé à 313 millions d’euros, donne à l’EI une puissance sans égale qui le place presque au rang d’État.

Drapeau de l’État islamique où il est inscrit en blanc لَا إِلٰهَ إِلَّا الله (lā ilāha illa-llāh), c’est-à-dire « il n’y a de dieu que Dieu ». A l’intérieur du sceau : الله (Allah, « Dieu ») puis رسول (rasoul, « prophète ») et محمد (Muhammad, « Mahomet »)

Enfin, le détournement de l’histoire plaide en la faveur des djihadistes. La série de photos du 10 juin 2014, « Briser la frontière Sykes-Picot[2] », constitue une énième tentative d’instrumentalisation de l’histoire. En effet, l’effacement de la frontière entre l’Irak et la Syrie à Yaaroubiya par l’EI est une sorte de mensonge car cet accord entre les zones d’influence française et britannique ne prévoyaient pas de frontière syro-irakienne. Là encore l’État islamique joue sur des détails afin d’inscrire son combat dans une logique historique et géopolitique où l’ennemi désigné n’est autre que l’Europe et son colonialisme.

Les diplomaties occidentales doivent donc assumer ce passé jonché par le colonialisme tout en évitant le piège guerrier et identitaire tendu par l’État islamique. Nul besoin de tomber dans l’islamophobie et la haine des musulmans, ce serait faire le jeu d’un « État » qui porte en son sein le désir d’instaurer un panarabisme rigoriste et intégrateur.

 

[1] Le choix de l’expression « État islamique » revêt ici un caractère plus neutre que l’acronyme « Daech » qui signifie « État islamique en Irak et au Levant »

[2] Ces accords secrets signés en 1916 entre la France et la Grande-Bretagne prévoient la séparation du Proche-Orient en cinq zones à la fin de la Première Guerre mondiale

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