Existe-t-il une sociologie de l’Amour ?
Max Weber et James Dabbs, deux époques, deux pays, deux regards sur la sociologie.

Existe-t-il une sociologie de l’Amour ?

L’Amour fascine, il obsède même et fait l’objet d’une quantité infinie de réflexions philosophiques, psychologiques ou scientifiques. Pourtant la littérature sociologique là-dessus est bien pauvre et on le comprend : comment étudier concrètement le sujet ? L’Amour si volatile et métaphysique n’est pas analysable directement par le biais d’un fait social, ni même mesurable. Il apparaît impossible donc de l’étudier, pourtant la “sociology of love” est très en vogue outre-Atlantique. Les Américains auraient-ils trouvé le moyen de penser sociologiquement l’Amour…?

Provenant de deux milieux bien différents en ce qui concerne la pensée académique, nous nous sommes rendus compte que bien que nous ayons tous deux étudié la sociologie, nous avions des avis très éloignés sur le sujet. Étudiant en France, je crois que l’Amour n’est pas du ressort de la sociologie, car contrairement à la philosophie ou la psychologie, sa méthode ne permet pas d’étudier à proprement parler les sentiments. Étudiante aux Etats-Unis, je crois que la sociologie étudie les relations entre individus et société, comme l’Amour est composant essentiel de ces relations, il est l’affaire de la sociologie.

Alors ! La sociologie se fiche-t-elle de vos petits sentiments ? Sinon, qu’a-t-elle à dire là-dessus ?

Comme une forme de défi, nous avons choisi de défendre chacun l’opinion de l’autre dont voici les explications :

Une définition… classique… de la sociologie?

En comparaison avec la sociologie contemporaine, les penseurs classiques comme Durkheim, Weber ou Marx portaient la focale, par des analyses rigoureuses et des enquêtes empiriques, sur les questions d’ordre social ou de changements sociétaux. Comme sujet d’étude sociologique, l’Amour est traditionnellement sous théorisé, bien qu’il joue un rôle indéniable dans les comportements en société, l’objet même de la discipline. L’Amour, pourtant abondamment discuté dans d’autres disciplines, paraît proprement trop insaisissable pour en faire l’étude scientifique par une approche sociologique.

Pourquoi la sociologie classique ne peut-elle pas examiner l’Amour?

Il y a deux raisons pour lesquelles l’Amour n’est pas un sujet d’intérêt dans la sociologie classique et pourquoi il ne peut pas être examiné via les techniques de sociologie traditionnelles.

La versatilité empirique de l’Amour.

“Je t’aime à la folie”. Une expression récurrente au sein des couples où elle signifie l’essence folle et irrationnelle de L’Amour, autour duquel il est difficile d’élaborer mots et données chiffrées. L’étude de ce sentiment pose donc ainsi un immense défi méthodologique en sociologie dans l’observation et la quantification.

L’Amour a longtemps été le domaine réservé d’autres disciplines

Du point de vue de la proto-sociologie, le sociologue, dans un désir de différenciation clair, doit se démarquer des autres disciplines. Comme l’Amour a déjà été l’objet d’étude privilégié d’autres disciplines, le concept s’est trouvé hors de portée de la jeune sociologie. Chercher à s’établir comme une science à part apparaît alors incompatible avec l’étude du sentiment, quand celle-ci relève dans un premier temps d’autres champs de recherches, comme la philosophie ou la psychologie.

Une sociologie contemporaine de l’Amour ?

Cerner l’Amour sans le cibler

Certes, de ce point de vue, il apparaît comme indéniable que la sociologie avec ce dont elle dispose comme outil épistémologique ne peut étudier l’Amour comme elle traite de la criminalité ou de la mobilité sociale. Aussi la sociologie s’intéresse-t-elle à l’Amour indirectement, en se concentrant sur des phénomènes comme le mariage ou les naissances. Or, ces faits sociaux ne sont pas synonyme de sentiment amoureux. Toutefois, que le sujet pose des problèmes de méthodes n’implique pas qu’il ne faille l’aborder avec l’œil du sociologue, mais que l’on doive faire des détours.

C’est là d’ailleurs d’où provient la différence initiale de point de vue : les chercheurs américains tendent à préférer les travaux interdisciplinaires bien plus que leurs homologues français. Aussi, en se dégageant de la méthode classique sociologique, on peut tirer des conclusions toutes autant pertinentes. Aux Etats-Unis donc, la psychanalyse, la philosophie, la psychologie, la psychologie sociale ou la démographie fournissent autant de cadres de pensées à la disposition du sociologue afin de mieux comprendre l’Amour.

Dans une approche anthropologique par exemple, Niklas Luhmann (1990) inspiré par les méthodes américaines, s’intéresse à la manière dont les gestes d’intimités évoluent depuis l’ère baroque, où émergent des mariages aux fondements autres que les intérêts familiaux. Il constate alors comment les manières d’exprimer l’Amour varient en même temps que la société, mais que l’essence des relations reste identique, contrairement à la pensée qui voudrait qu’un romantisme moderne soit le symptôme de relations amoureuses de plus en plus impersonnelles. Lehmann expose comment, au travers du temps et de l’espace, notre Amour est toujours à la fois une recherche par des voies rationnelles (au  travers d’annonces dans le journal ou en participant à des rallyes mondains par exemple) de sentiments par nature irrationnels.

L’Amour serait-il condamné à n’être étudié que par vision périphérique sous le prisme d’autres disciplines que la sociologie? Peut-être pas.

Et si on pouvait quantifier l’Amour ?

Les êtres humains étant de toute évidence des êtres vivants, l’Amour, sentiment humain, tire son fondement d’un fonctionnement hormonal. Les hormones : voilà quelque chose de quantifiable. La molécule généralement associée à ce sentiment est l’ocytocine, présente en plus grande quantité chez les femmes engagées dans une relation amoureuse. Si l’ocytocine est également présente chez les hommes, elle est toutefois inhibée au niveau neuronal par la testostérone.

Dans une étude publiée en 1993 intitulée “Testosterone and Men’s Marriage”, Alan Booth et James M. Dabbs font la synthèse du suivi pendant 10 ans de plus de 2000 vétérans de l’US air force. Leurs observations les mènent aux conclusions suivantes : quand les hommes s’engagent dans une relation de long terme, on observe généralement une baisse de leur taux de testostérone. Ceux pour qui le taux de testostérone reste haut sont plus à même de divorcer, d’avoir une relation extraconjugale, de faire preuve de violence envers leur épouse. À l’inverse, un divorce conduit à une augmentation du taux de testostérone chez les hommes.

Des études connexes ont montré que sans baisse de la testostérone, le sentiment amoureux est induit par la vasopressine, une hormone à l’origine de la régulation des reins et de la vasodilatation. On note une drastique baisse du taux de vasopressine avec l’orgasme masculin, faisant ainsi disparaître ce sentiment amoureux.

On peut alors en conclure que chez l’homme, le sentiment amoureux est chimiquement différent de la pure passion, et que cette différence se fait généralement par l’engagement dans une relation de long terme.

L’Amour comme objet quantifiable devient alors un sujet sociologique à proprement parler.

James Dabbs et sa femme, Mary Dabbs

 

Quel bilan en tirer ?

Ceci-dit à propos de la sociologie de l’Amour, il apparaît clairement que la sociologie classique et contemporaine prennent des positions différentes en la matière. Ces postures transparaissent dans les diverses manières d’aborder la sociologie outre-Atlantique et en Europe, où l’enseignement se fait étonnamment plus conservateur.

La sociologie classique européenne intègre l’idée que les stratégies adoptées dans l’étude des concepts sociologiques fondamentaux ne sont pas adaptés pour une question aussi insaisissable. De son côté, la sociologie contemporaine préfère une coopération interdisciplinaire plus ouverte, en s’intéressant à des notions proches de l’Amour, comme le mariage ou les changements chimiques chez l’individu. Dans les années à venir, notamment grâce aux progrès continus dans le domaine de la sociologie, nous devrions obtenir une meilleure compréhension de l’Amour.

 

Xintong Guan, L3 GIS, Pennsylvania State University

Léo Dietsch, L3 EIF

 

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