«Shakespeare avec élégance : Beaucoup de bruit pour rien de Joss Whedon» par Sandrine Cuperty
Vous pensiez qu’un même homme ne pouvait pas à la fois réaliser The Avengers et adapter une pièce de Shakespeare ? Vous pensiez que le créateur de Buffy contre les vampires n’oserait pas faire résonner un monument de littérature anglaise ? Détrompez-vous ! Joss Whedon était mardi 21 janvier à l’UGC Normandie pour nous parler de sa version de Beaucoup de bruit pour rien, qui sortira en salles le 29.
Plus de vingt ans après la version brillante de Kenneth Brannagh, c’est un film raffiné que nous propose Whedon. Les acteurs y sont parfaits, en particulier Amy Acker en Béatrice moderne.
Moderne, Shakespeare ? Of course ! Les acteurs disent le texte comme s’il s’agissait de leur langue de tous les jours, et cependant avec noblesse. Le film reprend mot pour mot le texte original, et le détourne parfois dans une mise en scène inventive, pour faire de Béatrice et Benedick un couple contemporain. Sans afficher l’outrance joyeuse de Baz Luhrmann dans Roméo + Juliette (1996) Whedon a choisi une esthétique noir et blanc pour « retrouver la sensation des films des années 40 » et être à la fois « sombre, dramatique et élégant, »1 a-t-il dit lors de l’avant-pemière parisienne. Il a déclaré avoir choisi Beaucoup de bruit pour rien car cette pièce est, selon lui, « sombrement cynique et pourtant romantique, à [son] image. » Cependant, le don pour la comédie dont il a fait preuve dans ses films précédents se retrouve ici : farce, joutes d’esprit, quiproquos, Whedon nous rappelle que Shakespeare était un grand auteur de comédies, un amuseur qui faisait rire les gens du peuple avant de faire sourire les rois.
Mise en scène drôle et fine, donc, qui révèle une lecture remarquable de la pièce. Du citron dans la bouche de Béatrice – femme de caractère aux saillies acides – au couple sulfureux formé par Don John et Conrad – ce dernier devenu femme dans l’imaginaire de Whedon – le réalisateur prend des libertés dans le plus grand respect du texte, et concentre sa mise en scène autour d’une maison qui n’est autre que la sienne. Cela aurait pu faire tomber Whedon dans le piège du théâtre filmé. Or, il nous offre un beau morceau de cinéma. Le film, réalisé en douze jours seulement et pour un budget dérisoire, force l’admiration. Le noir et blanc et la caméra fluide ne sont pas sans rappeler les meilleures scènes de Jim Jarmusch (notamment la première scène de Down by Law, sorti en 1986) Le monologue du célibataire endurci Benedick, faisant son jogging dans les escaliers de la fameuse maison, dénote du même talent désinvolte que le monologue de Ian McKellen dans Richard III de Richard Loncraine (1995) qui se termine dans les toilettes des hommes.
Quid de Kenneth Brannagh ? En 1993, il se mettait en scène avec sa compagne de l’époque, Emma Thompson, pour incarner les amants aux estocades brillantes. Quand on lui pose la question « Avez-vous eu peur de faire la même chose que Branagh, ou vous êtes-vous servi de son film comme contre-exemple ? » Whedon répond avec humour « Le film de Kenneth Branagh est plus solaire, plus coloré. Il est sûrement dans un meilleur état psychologique que moi. » Plus solaire… et plus scolaire, peut-être. Le film de 1993 était en costumes, plus théâtral, puisque Branagh avait connu les planches avant la caméra. Joss Whedon nous présente de beaux méchants en costard, et un bal masqué en robes du soir, qui se danse sur une version de « Ladies, Sigh no more » aux accents de bossa nova. La scène de l’enterrement de Hero, sublime, est accompagnée par « Heavily. » Les deux chansons sont magnifiquement interprétées par Maurissa Tancharoen.
Ajoutez à cela une note de piano obsédante dans la scène d’ouverture, la même que celle du film Eyes Wide Shut de Kubrick (1999) que l’on entend, je vous le donne en mille, lors d’un bal masqué. Le personnage de Tom Cruise, passionné et jaloux, s’y perd une nuit pour y chercher quelque aventure. Cette référence subliminale annonce tout en douceur les thèmes-clé de la pièce.
Toujours du côté musical, Joss Whedon, admirateur de Stephen Sondheim, auteur de Sweeney Todd, se verrait bien adapter l’une de ses œuvres.
Whedon nous offre une version personnelle de Beaucoup de bruit pour rien, véritable réécriture par la mise en scène. Il dit d’ailleurs en parlant de l’oeuvre de Shakespeare : « C’est sa pièce, c’est mon film. »
Capable de séduire un large public tout en l’initiant à une grande pièce, le film de Joss Whedon va faire beaucoup de bruit… et c’est tant mieux.
1 : Je cite de mémoire les réponses de Joss Whedon aux spectateurs à la fin de la séance, et me permets de traduire ses propos en français.
Un article de SANDRINE CUPERTY, professeure de français à Paris-Dauphine