Quelle place pour le secret dans le monde numérique ?

Quelle place pour le secret dans le monde numérique ?

« La vérité d’un homme, c’est d’abord ce qu’il cache », disait André Malraux dans ses Antimémoires. Le secret peut se penser comme une certaine définition de l’homme. Paradoxalement, ce sens semble disparaître de plus en plus de nos sociétés. Qu’est-ce exactement qu’un secret ? C’est une information connue de quelques initiés, liés entre eux par la volonté de le cacher à une partie du public. Le secret accompagne les êtres humains tout au long de leur vie. Il permet de protéger l’intimité de l’Homme à travers son jardin personnel. C’est ce qui régit une grande partie des relations sociales. 

Pourtant, préserver un secret est de plus en plus compliqué de nos jours. Nos sociétés modernes demandent une transparence croissante à tous les niveaux de la vie. L’impression du recul du secret se voit à travers la multiplication des scandales. C’est le cas des révélations de l’enquête “Pandora Papers”. On constate aussi le recul du secret dans l’utilisation croissante des réseaux sociaux. Alors, quelle est la place du secret dans un contexte social qui offre toujours plus de moyens de se dévoiler ? Le secret serait-il amené à disparaître ? Là est la vraie contradiction. 

Un monde qui impose l’amoindrissement du champ du secret

Aujourd’hui, le champ du secret se réduit drastiquement. Pourtant, la volonté de percer des secrets des hommes n’est pas récente. C’est même une caractéristique intrinsèque de l’humanité selon certains. Heidegger, dans Être et temps (1927), explique que la recherche de la vérité est ce qui permet à l’homme d’exister et constitue un but à atteindre tout au long de nos vies. Selon le philosophe allemand, pour devenir soi-même, il est primordial de chercher à dévoiler la vérité. Même si elle peut être angoissante. Accepter la vérité sous toutes ses formes serait ainsi la clé pour devenir qui on est. La vérité est une condition de l’existence. Cette recherche de la vérité et du dévoilement fait partie de l’Homme, elle a toujours existé avec lui. On revient alors à notre première interrogation, pourquoi a-t-on l’impression que le secret disparaît davantage aujourd’hui  ? 

Selon Jean Denis Bredin, académicien, un deuxième phénomène vient se superposer. L’homme a placé la vérité comme une sorte de « vertu suprême » et la fait vivre en pratiquant un « culte de la transparence ». Dans notre inconscient collectif, une certaine fascination pour l’image s’est développée. Nous avons tendance à penser que ce que nous voyons représente parfaitement la réalité. Pourtant, ça n’est pas toujours le cas. Une image peut être trompeuse, comme avec les deep fake, une technique d’hypertrucage professionnelle. Mais l’homme veut faire correspondre l’image à la vérité. Pour atteindre cet objectif, il cherche à imposer davantage de transparence. La France a ainsi créé des services spécialisés dans la publication de données administratives, comme Etalab, afin de renforcer la transparence démocratique. Cette volonté s’est petit à petit imposée comme une exigence essentielle à tous les niveaux de vie. Lionel Jospin, ancien Premier ministre, qualifie par exemple le secret de « droit monarchique ». Aujourd’hui, la transparence est nécessaire pour gagner en légitimité ou en crédibilité. 

Avec les nouvelles technologies, la transparence de nos sociétés est amplifiée. Le numérique est parfois considéré comme l’autoroute moderne de l’information. En recueillant des informations, en les conservant et en les interconnectant, ces outils font disparaître le secret.  Cela permet de réaliser des investigations plus poussées et donc, de percer davantage de secrets. Le numérique a également créé une dimension supplémentaire dans l’information : le cyberespace. Il est considéré et utilisé comme moyen de communication par de nombreux lanceurs d’alertes. Le cyberespace permet aux personnes au courant d’un secret de le diffuser à travers le monde de façon presque instantanée, comme l’a fait Edward Snowden. Il a ainsi rendu public l’espionnage de masse d’internet par la NSA (National Security Agency) en 2013. Résultat ? Un secret d’envergure internationale a été dévoilé. Malheureusement, d’un autre point de vue,  le cyberespace a également permis à la NSA de surveiller les habitants des Etats-Unis. Et plus largement une partie du monde, via leurs smartphones. Si des organismes ou des hackers peuvent nous espionner, le numérique devient un danger pour notre vie privée. Le cyberespace réduit donc le champ du secret par ces phénomènes. 

Le numérique contribue à la transparence des sociétés. L’utilisation des réseaux sociaux , tels que TikTok ou Instagram, permet des échanges internationaux. En contrepartie, cet usage efface la limite entre la sphère publique et la sphère privée. La publication de nos activités du quotidien les plus banales comme le contenu de nos repas, ou nos entrevues entre amis, conduit à l’effacement de nos vies privées… Et donc, du secret. Instagram comptait plus d’un milliard d’utilisateurs actifs mensuels en 2020. Cela en dit long sur l’état de notre intimité.

Les nouvelles  formes du secret

Préserver un secret est-il devenu impossible ? Cette question semble absurde. Le secret définit l’Homme. Il est au cœur de sa psyché. Priver l’homme de cet élément ne semble donc pas réalisable. Anne Dufourmantelle, psychanalyste et philosophe française, explique  dans Défense du Secret « la psychè ne saurait se construire dans l’exhibition offerte à tous ». Cultiver son jardin secret permet de développer sa singularité et sa personnalité. Pour reprendre Heidegger, l’Homme est à la recherche de la vérité et pour cela, il doit la dévoiler. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il doit faire disparaître le secret. Nous sommes projetés dans un monde que nous n’avons pas choisi. Que ce soit notre famille, notre collège, notre lieu de naissance etc… Ce n’est pas en agissant n’importe comment, que nous pouvons développer notre singularité et notre individualité. Mais en entretenant un rapport “vrai” avec notre monde, pour tenter de le comprendre et de se l’approprier. Ce rapport vrai et subtil inclut le secret, élément essentiel au bon développement de l’originalité de l’être humain. Si l’homme ne peut plus préserver le secret, alors il ne peut plus exister correctement.

La transparence est essentielle dans la société numérique. Pourtant, le secret parvient à subsister sous d’autres formes. Ce “retour paradoxal” se cache sous les traits de secrets ordinaires et présents dans notre vie de tous les jours. C’est par exemple le cas des mots de passe ou des identifiants, qui incarnent ces nouvelles formes de secret. Ce renouveau est également présent dans le secrétisme. Face à la disparition des secrets des précédents modes de vie, de nombreuses personnes croient le voir partout, de façon dissimulée. Cette tendance expliquerait le succès des théories complotistes qui se basent sur l’idée d’une vérité que l’on cache à la population. C’est le cas des « platistes », qui pensent que la Terre est plate. Selon FranceInfo, ils représentent 16 % de la population américaine ! Le secret continue donc d’exister dans nos sociétés modernes. 

Il est indissociable de certains domaines politiques. C’est par exemple le cas des services de renseignement qui doivent être en mesure de protéger certains secrets stratégiques. Si les documents classés secret-défense relatifs au déploiement de l’arsenal nucléaire d’un État venaient à être révélés, cela minerait l’efficacité de la politique de dissuasion de ce dernier. 

L’horizon d’une société marquée d’une transparence absolue ne semble ni réalisable, ni souhaitable. Si l’on veut conserver le bon développement des individus, un minimum de secret doit être assuré. Sans quoi, on pourra constater une absence d’originalité ou de singularité chez les personnes. La transparence absolue prendrait alors une forme dystopique… Comme chez George Orwell dans 1984, où le personnage principal est constamment surveillé par « Big Brother ». L’absence de secret s’incarne dans une mesure liberticide. 

Nous devons conserver une certaine part de secret pour forger notre identité. Pour pouvoir entretenir ce jardin secret, il faut se rappeler constamment de cette “éthique de la dissimulation”. Garder son esprit critique et  mesurer les impacts que peuvent avoir la disparition du secret dans notre originalité, en tant qu’individu. On peut rappeler une devise épicurienne, lathe biosas, « pour vivre heureux, vivons cachés ». 

By La Plume, Dauphine

 

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