« Chercher ses mots », une expression que nous utilisons régulièrement. On peut chercher à mettre des mots sur des objets, mettre des mots sur des idées, mais peut-on mettre des mots sur l’inexistant ?
C’est en tout cas l’exploit surprenant que réalisent les « villes de papier ». Mais que nomme-t-on ainsi ? S’agit-il d’une maquette en origami ? Ou d’un joli croquis sur une feuille colorée ? Eh non, rien de tout ça ! Il s’agit en fait d’une technique peu connue utilisée dans le milieu de la cartographie.
Une idée simple : se prémunir contre des copieurs mal-intentionnés
Façonner une carte topographique prend du temps. C’est un travail de fourmi pour retranscrire de la plus grande agglomération à la plus petite bourgade. Même s’il ne s’agit pas d’un tableau exposé dans un musée, une carte est bien une œuvre. Et comme toutes les œuvres, elle a droit à la protection.
Mais comment faire ? Parce que rien ne ressemble plus à une carte qu’une autre carte… C’est là qu’interviennent les villes de papier. Dans les années 30, deux cartographes américains des noms de Otto G. Lindberg et Ernest Alpers ont l’idée d’inscrire sur leurs tracés le nom d’une agglomération imaginaire : Agloe. A la croisée de deux routes de l’est américain, ils décident d’écrire ces cinq lettres, celles de leurs initiales, comme une signature de leur travail.
Une technique utilisée devant les tribunaux
Mais ils ne communiquent pas sur cette fantaisie. A moins d’être un connaisseur aguerri de la région, impossible de la repérer. Les deux auteurs peuvent donc désormais étudier toute nouvelle carte venant d’être publiée : s’ils découvrent leur ville inventée sur le travail d’un concurrent, cela sera la preuve d’une contrefaçon. Car que pourrait expliquer le hasard si singulier que la même ville imaginaire se retrouve au même endroit, si ce n’est le plagiat ?
Cette technique porta ses fruits une vingtaine d’années plus tard quand la carte de Rand MacNally mentionna Agloe. Les démarches judiciaires sont lancées, mais le procès est perdu par les fondateurs d’Agloe. Car entre temps, informé du pot aux roses, des locaux avaient ouvert à l’endroit désigné sur la carte un magasin nommé « Agloe General Store ». Donc légalement, Agloe n’était plus une simple coquille volontaire sur une carte, mais une sorte de lieu-dit. Dès lors, impossible d’empêcher un autre cartographe de la référencer sur son travail.
Au cœur d’un roman de John Green
Dans la culture populaire, la ville d’Agloe a trouvé sa continuité dans le best-seller de John Green, son roman La face cachée de Margo, paru en 2008. Dans son titre français, le lien avec notre sujet n’est pas évident, mais sa traduction est sans appel : Paper towns, littéralement « les villes de papier ». Le personnage principal, Margo, rêve de liberté, et un jour, elle quitte sa ville d’Orlando sans en toucher mot à quiconque. A travers le cheminement de Margo, John Green va nous faire découvrir l’existence jusqu’alors peu connue des villes de papier. En effet, Margo disparaît volontairement, mais elle refuse de laisser croire à ses proches qu’il lui serait arrivé quelque chose de grave. Elle choisit alors de dissimuler ça et là des indices expliquant qu’elle va bien. Leur point commun ? Tous convergent vers la ville d’Agloe, la fameuse ville de papier. A travers cette destination sans réelle existence, ses amis finissent par saisir le message : Margo veut s’évader, ne plus être attachée à un lieu à la manière d’une ville sur une carte.
Après ces quelques éclaircissements sur le sujet, si un jour vous prévoyez de partir à l’aventure, avec pour seule compagne de route une vieille carte trouvée dans la boîte à gants…méfiez-vous !
By LaPlume, Dauphine