Les micro-agressions, une affaire de victimes-élites ?

Les micro-agressions, une affaire de victimes-élites ?

« Les gens me disent à demi-mot, pour une fille belle t’es pas si bête, pour une fille drôle t’es pas si laide, » chante Angèle. On l’aime, ou on la déteste, toujours est-il que les paroles de la chanteuse pointent tout droit ce phénomène, pour le moins étonnant, que sont les micro-agressions.

Une micro-agression est un commentaire ou une action qui, subtilement et bien souvent inintentionnellement, exprime une attitude discriminatoire vis-à-vis d’un certain type de personne. On en a tous vu des exemples circuler sur le net et il n’est pas difficile d’associer le mot micro-agression au concept. Pourtant, l’idée est plus dure à définir qu’il n’y paraît – surtout quand il s’agit d’en délimiter les frontières. 

Une agression bien réelle

Mais alors pourquoi parle-t-on de micro-agression ? Il s’agit en fait de pouvoir mettre un nom sur les agressions bien réelles qui se cachent derrière. Emily Kop, professeure à l’Université du Colorado, affirme que « Le pouvoir de la micro-agression réside dans son invisibilité pour celui qui l’exprime, qui trouve généralement difficile de croire qu’il est victime de biais »[1]. Un « Why do you sound white ? » jeté à une personne de couleur constitue un élément de discours diffamatoire, sous-entendant que la couleur de peau implique une forme d’expression particulière (pour cette vérité, je vous renvoie à l’histoire de Ron Stallworth, adaptée au cinéma par Spike Lee). Alors oui, il s’agit bel et bien d’une agression dans tout ce qu’elle a de violent et de condamnable, mais qui reste difficilement punissable par le droit français. La micro-agression s’immisce dans les failles du droit, et parfois même du politiquement correct.

Les déviances d’une agression ad personam

Oui mais voilà, un des fondements de la micro-agression est qu’elle est ad personam, c’est-à-dire qu’elle n’est une agression, que lorsqu’elle est adressée à un certain type de personne. Dites « apprends-moi à twerker » à une femme blanche, vous êtes sexiste. Dites-le à une femme de couleur, vous êtes sexiste et raciste. Dites-le à un homme et votre humour est douteux.

De là se pose la question de la limite de la micro-agression. En effet, le message n’est une agression que si la personne à qui il est destiné le ressent comme tel. En conceptualisant l’intériorisation par l’individu de l’agression, on conçoit le risque lié à l’ultra-sensibilité de son interlocuteur.

Reprenons depuis le début, là où le mouvement de dénonciation des micro-agressions a commencé : Harvard. Deux étudiants discutent de la manière dont ils ont été admis quand l’un demande : « Comment tu es arrivé ici ? ». Entre deux étudiants de même couleur, il n’y aucun équivoque, ni propos choquant. Il s’agit d’une demande de renseignement sur les intentions et les moyens qui les ont amenés à l’Université.

Si l’un, blanc, pose la question à l’autre, noir, une toute autre interprétation peut en être faite. Ce « Comment tu es arrivé ici ? » peut être entendu comme un « Comment une personne comme toi a pu être admise ? », ce qui sous-entendrait en filigrane, qu’une personne de couleur ne peut être admise pour ses capacités, au même titre qu’un blanc. Si en plus, celui à qui la question est posée est d’origine sociale modeste et homosexuel, on peut ajouter au sous-entendu raciste du mépris de classe, soutenu d’une pointe d’homophobie.

Ce constat soulève, d’une part, le risque d’un sentiment de plus grande difficulté à s’exprimer de manière univoque face à aux représentants de la diversité et in fine, à une plus grande exclusion de ceux-ci. D’autre part, l’idée qu’il existerait une hiérarchie des victimes est tout bonnement inadmissible. Il n’y a pas plus de mal à être pauvre, qu’à se déclarer homosexuel ou être une femme. Pire encore, serait l’idée sous-jacente à une hiérarchie des victimes, qu’il puisse également exister un hiérarchie entre couleurs de peau. A ce titre, il n’existe ni une hiérarchie, ni des genres, ni des sexualités, ni des victimes. Pourtant, c’est bien ce que la micro-agression et son caractère ad personam tendent à faire penser.

Une affaire de victimes-élites ?

D’autres interrogations peuvent également émerger. Comme déjà anticipé, le phénomène a intéressé et intéresse avant tout les campus universitaires nord-américains : Harvard, Princeton, Yale, John Hopkins, Stanford, McGill, UC… La liste est longue et touche principalement les universités les plus prestigieuses. Au sein de celles-ci, plusieurs dispositifs ont été mis en place afin de ne pas heurter les sensibilités des étudiants « agressés », dont la création des safe spaces (espaces positifs) et des trigger warnings (avertissements au public).

Or, si parler d’un phénomène de « gauche caviar » ou de « partisans de la pensée unique » est au plus grossier et expéditif – témoignant plus d’une forme de bêtise de la part des détracteurs que de « pensée diverse » –, la plupart des récits des micro-agressions concernent pour l’instant essentiellement les campus universitaires et semblent par conséquent être plutôt une affaire d’élites.

En effet, les revendications sont parfois contestables. Concrètement, exiger la présence d’un trigger warning, voire prétendre l’interdiction d’un ouvrage tel que The Great Gatsby dans un cours de littérature américaine, et cela parce que ce dernier contient des « éléments violents », paraît être plus l’exagération d’un groupe d’étudiants qu’une histoire d’agression.[1]

 

Pour tisser un parallèle fictif avec le cas français, imaginez-vous des normaliens réclamant l’interdiction de l’Etranger à l’école par solidarité avec la communauté arabe, considérant l’œuvre de Camus comme susceptible d’offenser celle-ci[2] : non seulement cette situation nous ferait sourire, mais nous questionnerions également l’efficacité du propos.

D’autres exemples qualifiés de micro-agressions que l’on retrouve cette fois-ci dans la littérature ou la presse paraissent anodins :

- S’exclamer « Hé les gars ! » pour se référer à un groupe d’amis et amies ;

- Demander à un étudiant handicapé s’il a besoin d’aide ;

- Utiliser une expression telle que « je crois que la personne la plus qualifiée devrait obtenir le meilleur poste » ou « Je crois que les employeurs devraient faire de la diversité ethnique un objectif dans les décisions d’embauche » (sic !)[3]

Et les exemples de ce type sont légion !

Le risque d’une banalisation du mal

De manière générale – et ce au-delà des impacts potentiellement négatifs que la diffusion de certains dispositifs (trigger warnings et safe spaces) peut avoir sur le système psycho-cognitif des étudiants[4] –, nombreuses analyses du phénomène des micro-agressions invoquent le risque inverse d’une banalisation d’autres pratiques discriminatoires – sexistes, racistes, homophones, etc. –, beaucoup plus concrètes et qui représentent (malheureusement) une réalité quotidienne dans notre société[5].

Les cas d’un « noir de Harvard » se sentant offensé par un naïf et inintentionnel « comment tu es arrivé ici ? » ou d’un « normalien » perturbé à la lecture de Camus, peuvent et méritent d’attirer notre attention, mais ils ne doivent pas médiatiquement éclipser les situations de discrimination plus graves vécues par un « noir du Bronx » ou un « arabe du 93 ». Ainsi, si le débat sur les micro-agressions nécessite d’être ouvert et pris au sérieux, il n’empêche que celles-ci ne doivent pas détourner notre attention de toutes les personnes victimes de macro-agressions encore aujourd’hui. Et, encore plus important, si certains types de micro-agressions peuvent être considérés à juste titre des agressions, d’autres restent l’affaire de caprices individuels estudiantins.

Léo Dietsch, DEGEAD2 ; Giacomo Mazzucchelli, M2 CIM

[1] “the power of microaggression lies in its invisibility to the perpetrator, who typically finds it difficult to believe that he or she possesses biased attitudes.” Traduction : Léo Dietsch

[1] https://www.irishtimes.com/news/science/william-reville-a-dangerous-censorship-takes-hold-on-campus-1.2626504

[2] Pour les lycéens oublieux, le (anti)héros du roman tue un « Arabe »

[3] Pour une liste plus longue, voir CAMPBELL, Bradley, MANNING, Jason, The Rise of Victimhood Culture, Palgrave, Cham, 2018.

[4] https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2015/09/the-coddling-of-the-american-mind/399356/

[5] https://www.vie-publique.fr/discrimination, https://www.inegalites.fr/Quelle-est-la-difference-entre-inegalite-et-discrimination

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