Nous sommes le 1er juillet 2019. Depuis quelques minutes dans l’A380 en direction de Pékin, je discute avec ma voisine, une étudiante chinoise de retour de l’échange qu’elle vient de terminer à Bruxelles. « Tu as déjà entendu parler des massacres de la place Tian’anmen en 1989 ? ». L’autre me regarde et incrédule me répond : « Tu veux parler des incidents avec le Falun Gong en 1999 ? », évoquant la violente répression et disparition de la secte du même nom. Mon anglais étant ce qu’il est, je m’efforce de répéter ma question correctement, et ne reçois en retour qu’un regard interrogateur. Ainsi s’initiait mon premier contact avec ce monde parallèle inconnu : celui des médias chinois.
Avant toute chose, il faut bien comprendre de qui nous parlons. Même si le système éducatif est assez lacunaire dans le secondaire, la quasi-totalité de la population chinoise passe aujourd’hui par l’école primaire et le collège, faisant des Chinois des gens instruits et curieux. Néanmoins, l’enseignement politique étant part intégrante de la formation, le patriotisme développé chez les élèves crée nécessairement des biais. Ajoutez à cela la censure des réseaux sociaux et de la presse, la très faible pénétration des médias et de l’internet occidental, avec en plus la barrière de la langue et vous obtenez une opinion publique manipulable à souhait. Notons finalement que les Chinois avec qui j’ai pu discuter appartiennent à l’élite financière et intellectuelle : ils parlent anglais, sont étudiants ou sont passés par l’université, utilisent tous des VPN (permettant d’accéder aux réseaux sociaux et médias étrangers) et ont de multiples interactions avec l’Occident, ce qui n’est définitivement pas la norme.
La surveillance de masse
Le gouvernement chinois, ce n’est plus un secret, surveille sa population depuis de nombreuses années. Les outils numériques lui ont fourni tous les moyens nécessaires à la reconstitution d’une dystopie à la George Orwell. Le contrôle des échanges privés sur les réseaux sociaux constituait déjà un solide moyen d’oppression, mais le grand nombre de caméras, conjoint à l’intelligence artificielle, pousse la surveillance un cran plus loin. Traversez au feu rouge à Shanghai, et vous verrez bientôt votre portrait apparaitre sur les panneaux digitaux alentours.
La reconnaissance faciale est déjà une réalité, et le futur s’annonce d’autant plus sombre que les technologies vont progresser. En 2020 doit apparaître le crédit social, une note donnée aux citoyens chinois en fonction de leurs comportements en ligne et dans le monde réel. Nous y reviendrons certainement plus en profondeur dans un article futur, mais cette note fera l’objet de sanctions : interdiction d’utiliser les vols intérieurs, exclusion de certaines écoles ou entreprises, etc.
La question de la sécurité est absolument centrale pour les Chinois, aussi n’y a-t-il aucun choix à opérer entre liberté et sécurité : la sécurité prendra toujours le pas. Les Chinois ne voient plus les caméras qui pullulent autour d’eux, et quand on les leur fait remarquer, ils trouvent cela normal, voire rassurant.
Lorsqu’on évoque le crédit social, ils le confondent avec le Zhima crédit, qui est un crédit économique utilisé par les banques pour déterminer la solvabilité d’un client. Ils ne savent encore rien de son fonctionnement, de son arrivée prochaine en Chine et encore moins de ce que cela implique pour eux.
La rééducation des musulmans Ouïghours
Près de 60 ethnies cohabitent dans le pays, avec des mœurs, des dialectes et des religions différentes. Près de 9 chinois sur 10 sont des Hans, et le dixième restant est formé de facto de minorités. La plus grande province du pays, le Xinjiang, est peuplée en grande partie par les Ouïghours, minorité de religion musulmane sunnite. Depuis 2014 sont construits des camps d’internement, dans lesquels le gouvernement de Pékin enferme arbitrairement des musulmans majoritairement Ouïghours – près de trois millions selon les estimations du gouvernement américain. Les rescapés de ces camps décrivent des Laogais, des camps de « rééducation par le travail », très comparables aux goulags soviétiques. Ils y racontent les heures à chanter l’hymne chinois sous la contrainte, les repas forcés à base de porc et ce particulièrement les jours de fêtes religieuses.
Dans un premier temps, la Chine a nié en bloc les accusations d’ONG, avant de reconnaître, au vu des preuves accablantes, leur existence en octobre 2018. Elle prétend qu’il s’agirait d’écoles et de centres de formation afin de prévenir la radicalisation et le terrorisme.
Comme c’est le plus courant, les Chinois s’en tiennent aux discours officiels. De plus, les questions relevant de la sécurité priment, et le peuple connait les risques des dérives extrémistes de l’Islam. En 2014, des terroristes ouïghours ont tué 31 personnes et blessé 94 autres dans un attentat. Ce seul argument suffit aux Chinois pour accepter l’existence de ces camps, sans poser plus de questions – camps dans lesquels on enferme des centaines de milliers d’innocents.
Le statut de Hong Kong, Macao et Taiwan
Le statut des trois régions n’est pas simple, et la propagande ne rend pas les choses plus faciles. Hong-Kong et Macao sont toutes deux d’anciennes colonies européennes qui ont été respectivement restituées en 1997 et 1999 à la République Populaire de Chine. Même si Macao est très indépendante politiquement de la RPC (République Populaire de Chine), et qu’Hong-Kong n’est dirigée par le parti communiste chinois (PCC) que depuis 2014, elles appartiennent toutes deux indéniablement à la Chine.
Taiwan, de son côté, s’est séparée de la Chine du parti communiste en 1949. Il s’agit de deux entités complètement à part, à tel point qu’en 1971, l’ONU a proposé la coexistence de la République populaire de Chine (Chine continentale) et de la République de Chine (Taiwan), ce que Taiwan a refusé. Taiwan est bien une entité internationale indépendante de la RPC, cependant cette dernière continue toujours à revendiquer l’île.
De ce fait, la propagande chinoise affirme clairement que Taiwan est la Chine. Face aux affirmations officielles et aux démentis des Taiwanais, que les Chinois côtoient largement, une profonde confusion s’installe. L’idée la plus répandue dans l’esprit chinois est que Taiwan est bel et bien la Chine, mais que la fierté et les rivalités nées de l’Histoire poussent les Taiwanais à nier le pouvoir de la Chine sur leur région. Pouvoir qui, dit clairement, relève politiquement du quasi-imaginaire.
Les émeutes à Hong Kong
On le sait, ces derniers mois, Hong Kong a été agité par des mouvements de protestation contre la loi autorisant l’extradition des ressortissants Hongkongais vers la Chine continentale pour y être jugés. La loi a aujourd’hui été rayée de l’ordonnancement juridique, mais les manifestations pro-démocratiques se poursuivent.
La publication de VAVA en dit long : la propagande de Pékin montrant l’ultra-violence gratuite des manifestants à l’égard des forces de l’ordre et des journalistes fonctionne. A court d’arguments, le parti communiste chinois est même allé jusqu’à prétexter que la vraie raison de ces manifestations serait en réalité une haine du peuple chinois de la part des habitants de Hong Kong, ce que beaucoup croient.
Je vous épargne les 800 000 commentaires, mais même sur Instagram où l’on retrouve les Chinois les plus ouverts, les alertes au complot médiatique occidental font froid dans le dos.
Les massacres de la place Tian’anmen, 1989
Le 18 avril 1989 commencent progressivement des manifestations pacifistes, puis des émeutes pour la cinquième modernisation : la démocratie. Autour de la plus grande place du monde, Tian’anmen, des étudiants, alors plus d’un million, se rassemblent, discutent et échangent de ce qui pourrait devenir la plus grande démocratie du monde, et des modes d’action pour y parvenir. En mai, des centaines d’étudiants entament une grève de la faim. La même semaine, les rassemblements empêchent une visite de Gorbatchev à la Cité Interdite. Le 20 Mai, Deng Xiaoping, figure éminente du PCC de l’après-Mao, obtient du Premier Ministre qu’il instaure la loi martiale. Le même jour, le monde entier, suspendu aux écrans de télévision, découvre ce jeune homme barrant la voie aux chars du parti communiste qui tentent de libérer la place.
Tout s’accélère le 3 juin quand, au soir, l’armée nettoie brutalement la place, laissant derrière elle un macabre spectacle. À même le sol, les chaînes des chars ont laissés leurs empruntes dans une sordide purée de bicyclettes et de restes humains. Les restes des quelques 2000 malheureux qui périrent ce soir-là furent nettoyés à l’aide de lances à eau, avant d’être brulés sur la même place où quelques jours plus tôt, ils refaisaient le monde. Les sources sont floues en ce qui concerne le nombre précis de victimes, morts ou blessés, tant le régime s’est acharné à effacer les traces de ce funeste évènement. Néanmoins ce sont des dizaines de milliers de blessés, et de traumatisés que le parti a engendré cette triste de nuit.
Ces blessés et ces défunts se verront en plus subir le châtiment du Damnatio memoriae, c’est l’oubli de leur propre peuple. Le parti communiste ne peut effacer cet évènement de la mémoire collective, au moins tant que nombre de ses victimes sont encore en vie. Aussi est-ce un évènement que l’on enseigne dans les écoles, les étudiants en quête de démocratie se voient simplement transformés en anarchistes sans foi ni loi, réclamant la chute pure et simple du régime. Voilà comment faire passer une répression sanglante pour une contre-révolution réussie.
Les Chinois ne sont donc pas marqués par cet évènement, d’où la confusion évoquée précédemment entre les massacres de Tian’anmen en 1989 et la répression du Falun Gong en 1999, plus proche d’eux et moins distordue par le régime. La plupart des Chinois ignore même l’existence de ce passage de leur Histoire.
Conclusion
C’est une évidence, la propagande chinoise fait d’immenses dégâts à l’ère du numérique. Finalement, ce qui m’a le plus troublé fût de mesurer jusqu’à quel point l’émission des idées du PCC peut pénétrer nos crânes. En échangeant avec d’autres membres de la diaspora chinoise, ici-même, au sein de Dauphine, j’ai pu être témoin de cette efficacité médiatique. Croyez-moi, un Chinois né et élevé en France, si tant est qu’il baigne de loin dans les médias de ses parents, peut vous soutenir et vous défendre que Taiwan appartient encore aujourd’hui à la Chine.