Du 27 au 31 mai 2015, à l’initiative des antennes de Dauphine et de Paris I de l’UEJF, une trentaine d’étudiants, majoritairement Juifs mais pas que, membres de syndicats et d’associations, ont entrepris un « Voyage de la mémoire » en Pologne. Accompagnés par deux historiens et surtout par le rescapé Benjamin Orenstein, ils ont visité les ghettos de Cracovie, Varsovie, ainsi que les camps d’Auschwitz-Birkenau et Treblinka. Récit.
Quand Benjamin Orenstein, 89 ans, prend la parole, un silence religieux s’impose. Devant ce qui fut l’une des plus grandes fosses communes au monde, l’un des plus grands charniers, au fond du camp de Birkenau, il laisse passer quelques secondes pour écouter piailler les oiseaux qui nous entourent. « Il n’y avait pas d’oiseaux pendant mon séjour à Birkenau. La fumée des crématoires et l’odeur des corps brulés les chassaient. »
Dans ce camp de mort, nous commençons par suivre pas à pas le parcours des déportés en débutant par la « Judenrampe », littéralement « la rampe des juifs ». C’est à cet endroit que les trains de déportés s’arrêtaient pour faire descendre leurs occupants, à 1 km du camp environ. Se situant à l’extérieur du camp, l’espace n’est pas protégé par l’UNESCO. Ainsi, le long de la Judenrampe se dressent des maisons récentes, construites ces dernières années. Ignorance ou provocation ? Nous ne sommes même pas encore rentrés dans le camp qu’une sombre colère nous anime, à voir des enfants jouer au toboggan là-même où, il y a 70 ans, des milliers d’enfants étaient séparés de leur mère, sur le chemin de la mort. « On arrachait les enfants des bras de leur mère à la descente du train, pour les donner aux grands-mères qui étaient de toute façon condamnées. De cette manière, on donnait une chance aux mères de passer la sélection. Ma nièce de 7 mois, par exemple, était déjà condamnée à mort dès sa naissance, juste parce qu’elle était née. »
Même sans les hurlements des SS, sans les aboiements des chiens et sans les exécutions sommaires, nous visualisons parfaitement le flot de gens terrorisés couvrir la distance qui les sépare de l’entrée du camp. Divisés en deux groupes, d’une part les hommes, d’autre part les femmes et enfants, les déportés passent devant un officier SS. Sans savoir pourquoi, Benjamin Orenstein est envoyé « à gauche ». S’il avait été envoyé à droite, comme la majorité des membres du convoi, il serait mort gazé quelques minutes après, entassé dans une chambre à gaz puis son corps brulé. « Pour les plus faibles, c’était rapide. Pour les forts, c’était une longue agonie, parfois 15 minutes. En tout, entre l’arrivée du train et la crémation des corps, il se passait une heure, parfois une heure et demie quand il fallait tuer plus de gens. Après, on attendait le convoi suivant. »
« En entrant j’étais Benjamin Orenstein. Quand je suis sorti j’étais devenu B4416 »
Si on était sélectionné pour vivre, ou plutôt si on avait gagné un sursis de vie à subir le travail forcé, il fallait se rendre au fond du camp au « sauna, » où les déportés étaient enregistrés, tatoués et désinfectés. « On nous tatouait un matricule. En entrant j’étais Benjamin Orenstein. Quand je suis sorti j’étais devenu B4416. » Avant de ressortir du sauna, ils sont obligés de se dévêtir, et doivent prendre une douche. Benjamin Orenstein et ses compagnons sont certains qu’ils vont mourir dans ce lieu, où la douche ne serait qu’un prétexte pour faciliter leur assassinat. « La souffrance la plus terrible, celle qui reste à tout jamais, c’est la peur. La peur de mourir, comme tant d’autres. »
Quand il nous montre ensuite l’intérieur des baraquements, nous prenons conscience de la machine de deshumanisation nazie. Les latrines collectives en pierre, provoquant la dysenterie ; l’empilement des détenus dans les châlits, jusqu’à 1000 personnes dans ces baraques en bois sans chauffage, au toit laissant passer l’air, initialement prévues pour accueillir 52 chevaux au maximum. « C’est la preuve que nous n’étions plus des hommes pour les nazis. Le tatouage, les latrines…Nous étions devenus des animaux, des bêtes qu’on amenait à l’abattoir ou qu’on tuait au travail. S’il y a bien une chose dont je suis sûr c’est que je n’irai pas en Enfer quand je mourrai : j’y suis déjà allé. »
Cet Enfer sur terre, nous prenons sa pleine mesure le lendemain matin, lorsque nous allons visiter le camp d’Auschwitz, transformé en immense musée. D’un seul coup, les statistiques prennent vie. Ce ne sont plus simplement 960 000 juifs, 75 000 polonais ou encore 21 000 tziganes qui sont exterminés devant nous. Ce sont des visages de femmes et d’enfants, d’hommes jeunes et vieux, de fiancés, de familles. Nous regardons les tonnes de cheveux qui ont été conservées, les lunettes, les valises, les nécessaires de rasage, ou encore les châles de prière. Tous ces objets confisqués aux vivants dans les instants précédant leur mort se succèdent une salle après l’autre. Sans voix, un mot reviendra ensuite sur toutes nos lèvres pour décrire notre ressenti : glaçant.
Après nous être rendus dans la première chambre à gaz ayant servi d’expérimentation aux nazis, nous visitons certains blocs : le bloc tzigane, mais aussi le bloc français. Parce que l’histoire d’Auschwitz, c’est aussi celle de la France, dans ses heures les plus sombres. 76 000 juifs ont été déportés de France, dont 69 000 à Auschwitz, avec 3 000 résistants. 2 500 juifs seulement en sont revenus, et 969 résistants. Le régime de Vichy, loin de chercher à protéger les juifs de France, s’est rendu complice de la Shoah. A l’heure où certaines voix s’élèvent pour prétendre le contraire, c’est un devoir de le rappeler.
« Je n’ai jamais cherché à me venger. La meilleure vengeance, c’était vivre, créer et procréer. »
Nous poursuivons notre périple en quittant la région de Cracovie, pour nous rendre au camp d’extermination de Treblinka, près de Varsovie. Centre d’assassinat puisqu’il s’agit bien là de son unique fonction : de juillet 1942 à août 1943, soit 13 mois, entre 800 et 900 000 juifs y ont péri, ainsi que 2 000 tziganes. C’est ici notamment que 265 000 juifs du ghetto de Varsovie ont été envoyés au cours de l’été 1942. Au-delà des chiffres et du nombre de victimes, vertigineux, c’est la vision qui se dresse devant nous qui nous choque. Il n’y a plus rien. Ou plutôt, devant nous s’étend une immense forêt. Lors du démantèlement du camp, les nazis l’auraient faite planter par les derniers déportés avant de les tuer, pour cacher leurs traces.
La perversion nazie, les persécutions et la terrible machine de mort, Benjamin Orenstein les a traversées. En recueillant son témoignage, en devenant témoin de témoin, nous percevons l’indicible. Il nous dit tout ou presque. La dernière fois qu’il a vu son père ou ses frères, les exécutions sous ses yeux, ses peurs et ses souffrances, comme le fait de ne pas avoir de photos des siens, ou une sépulture pour se recueillir. Mais ce témoignage ne s’arrête pas aux sept camps de sa « carrière » de déporté comme il aime à dire : Benjamin Orenstein raconte sa vie. « Je n’ai jamais cherché à me venger. La meilleure vengeance, c’était vivre, créer et procréer. » Sa revanche, il l’a donc prise en se mariant, en ayant des enfants et même aujourd’hui, des petits-enfants.
« Ceux qui ne connaissent pas leur histoire s’exposent à ce qu’elle recommence » Elie Wiesel
Pendant 40 ans, Benjamin Orenstein s’est tu. Pourtant, l’antisémitisme ne s’est pas arrêté avec la fin de la Shoah. Après la guerre, plusieurs centaines de survivants juifs ont été assassinés en Pologne, dont 42 pendant le pogrom de Kielce en 1946. Ou bien encore comme un compagnon de déportation de Benjamin Orenstein, rencontré quelques années plus tard. Attaqué par un habitant polonais qui refusait de lui rendre ses biens qu’il avait été forcé de lui laisser pour échapper aux nazis, il en avait perdu son oreille. Ce qui a poussé Benjamin Orenstein à témoigner et contrer les thèses négationnistes, émergeant pendant les années 1980.
C’est aussi la poussée de l’antisémitisme, en France et dans le monde, qui l’inquiète : « Ce qui se passe en France aujourd’hui, ça me rappelle mon enfance en Pologne. On ne croyait pas que ça pouvait arriver, mais c’est arrivé. » A l’image d’Elie Wiesel, écrivain rescapé qui rappelait que « ceux qui ne connaissent pas leur histoire s’exposent à ce qu’elle recommence », Benjamin Orenstein vient nous rappeler l’importance de la mémoire, de son entretien. C’est tout le sens de son témoignage, et toute la démarche de cet article comme le rappelait l’écrivain soviétique Vassili Grossman : « Il est du devoir de l’écrivain de raconter cette terrible vérité, et il est du devoir du lecteur en tant que citoyen de l’apprendre. »
Crédits photos : Basile Mestré