Marx est mort ! Vive Marx ?

Marx est mort ! Vive Marx ?

Publié à la fin de l’été 2013 et best-seller aux États-Unis – 500 000 exemplaires vendus tout de même –, l’ouvrage de Thomas Piketty, « Le capital au XXIème siècle », a provoqué un raz-de-marée dans le monde académique et politique. Loué par le prix Nobel en économie Paul Krugman et approché par le Président américain Barack Obama, le Directeur d’études à l’EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales), également professeur à l’École d’Économie de Paris, s’était déjà fait remarquer en proposant une refonte de la fiscalité française. Spécialiste des inégalités, Piketty préparait cet ouvrage depuis près de quinze ans après avoir publié « Les Hauts Revenus en France au XXème siècle » en 2001 et « Pour une Révolution fiscale » en 2011. Le thème de recherche de Piketty, le titre de son dernier ouvrage ainsi que les conclusions énoncées dans ses travaux ne sont pas sans rappeler un autre intellectuel du XIXème siècle qui laissa comme héritage une critique profonde du système capitaliste en dénonçant les inégalités qu’il génère : Karl Marx. Le Livre I du Capital, publié en 1867, était aussi le résultat d’une décennie de réflexion. Fondant son analyse sur la lutte des classes et la baisse tendancielle des taux de profit, Marx concluait à l’autodestruction de l’économie capitaliste telle qu’elle s’était développée depuis deux siècles (la fameuse contradiction entre les forces productives et les rapports de production). L’ouvrage de Piketty fait directement référence à Marx mais la méthodologie et l’analyse sont-elles similaires ? L’économiste Nicolas Bavarez désigne Piketty comme un marxiste de « sous-prefecture » tentant de réinventer le schéma marxiste de lutte des classes mais sans y parvenir : « Il entend se faire le théoricien d’une nouvelle lutte des classes à l’échelle de la planète qui opposerait hautes rémunérations et détenteurs de patrimoine aux nouveaux prolétaires. » (Éditorial, Le point, octobre 2013). Il semblerait que cette critique ne soit que pure idéologie, liée aux différences de solutions apportées par T. Piketty et N. Bavarez aux problèmes contemporains.

Quelle est la thèse de l’auteur ? Oui, il est possible de résumer un ouvrage de plus de 1000 pages ! Piketty remet en cause l’idée selon laquelle la croissance économique devait se traduire par une augmentation des inégalités dans la phase de décollage des économies puis par une baisse inévitable des inégalités de revenus une fois le pays « développé » : c’est la fameuse courbe en U inversée de Simon Kuznets. Cette loi, développée dans les années 1950 par ce dernier, a plus qu’une valeur statistique ; elle laissait à croire que l’accumulation du capital, dynamique du système capitaliste, assurerait à terme une redistribution équitable des fruits de la croissance. Autrement dit, chacun aurait sa part du gâteau permettant ainsi une baisse des inégalités de revenus entre les classes sociales. Kuznets a tenté d’établir un lien de causalité entre le niveau de développement des pays et les inégalités de revenu à une époque où les pays développés entraient dans la période fastueuse des 30 Glorieuses (les taux de croissance annuels moyens du PIB étaient supérieurs à 5%). Kuznets avait donc raison…à son époque.

Courbe de Kuznets
Courbe de Kuznets

Or, comme le souligne Piketty, cette phase de forte croissance et la réduction des inégalités observées par Kuznets est plus une exception que la règle. En d’autres termes, il confirme la thèse marxiste du creusement des inégalités entre classes sociales dans les pays développés. Mais il va plus loin en établissant une sorte de loi d’airain, pour reprendre le vocable marxiste : les inégalités de revenu et de patrimoine sont sensiblement les mêmes entre la fin du XIXème siècle et aujourd’hui. Est-ce dire que les politiques de redistribution des richesses animées par l’idéal de justice sociale ont été inefficaces depuis 1945 ? Oui. En réalité, ce sont les inégalités de patrimoine qui sont les plus déterminantes. Selon les calculs de Piketty, en France, les 10 % les plus riches détiennent 60 % du patrimoine. Mais les autres pays développés ne sont exemptés de ce constat : au Royaume-Uni, ils détiennent 70 % du patrimoine ; en Suède, 60 % et aux États-Unis, 70 %. Ici pas de réelle différence entre les pays anglo-saxons considérés comme plus libéraux et les pays champions de la justice sociale (en théorie) comme la France. Même si ce n’est pas révolutionnaire (jeu de mots #Marx), Piketty tente de démontrer, grâce à une analyse des patrimoines, que le système capitaliste est générateur d’inégalités. Un fossé insurmontable se creuse entre ceux qui détiennent le capital, qui le font fructifier et qui le transmettent et ceux qui ne possèdent que leur force de travail comme source de revenu, qui n’ont d’autres choix que d’être salariés. Des inégalités de patrimoine découlent les inégalités de revenus. Pour le cas français, malgré un idéal de justice social à l’honneur dans les politiques publiques, il semblerait que les mesures étatiques dîtes redistributives soient inefficaces ; point sur lequel insistait déjà Piketty il y a quelques années à propos de la progressivité « imaginaire » du système fiscal français.

Est-ce pour autant légitime de qualifier Piketty de marxiste ? Tout d’abord, Piketty apparaît comme un économiste qui essaye de décrire et d’analyser les déterminants et les évolutions des inégalités. Sur ce point, il est plus pédagogue et moins idéologue que Marx pour lequel toute son œuvre ne devait servir qu’un seul idéal : révéler la nature du profit, produit de l’exploitation du prolétaire par le capitaliste et devant conduire à l’implosion du système capitaliste et la dictature du prolétariat. Ensuite, Piketty a réussi à constituer une base de données impressionnante sur les revenus et les patrimoines dans le monde. Même si les trois Livres du Capital de Marx sont imposants, ce dernier est un peu avare en ce qui concerne les chiffres ! Enfin, Piketty renoue avec la tradition des économistes pré-néoclassiques qui, comme Marx, essayaient d’avoir une analyse globale du sujet et non purement économique : il ne souhaite pas modéliser à outrance, ni même développer des modèles théoriques tirés à quatre épingles. La définition de l’économie politique de Piketty à la page 945 est éloquente : « Je ne conçois d’autre place pour l’économie que comme sous discipline des sciences sociales, au côté de l’histoire, de la sociologie, de l’anthropologie, des sciences politiques et tant d’autres. […] Je n’aime pas beaucoup l’expression “science économique”, qui me semble terriblement arrogante et qui pourrait faire croire que l’économie aurait atteint une scientificité supérieure, spécifique, distincte de celle des autres sciences sociales. Je préfère nettement l’expression “économie politique”, peut-être un peu vieillotte, mais qui a le mérite d’illustrer ce qui me paraît la seule spécificité acceptable de l’économie au sein des sciences sociales à savoir la visée politique, normative et morale. ». Marx s’inscrivait totalement dans cette perspective : Marx l’historien, Marx le philosophe, Marx le sociologue, Marx l’économiste mais avant tout, Marx le penseur !

Le beau Karl
Le beau Karl

Néanmoins, même si Piketty discute avec Marx par ouvrage interposé, il prend des distances. Vous ne trouverez aucune référence à la thèse principale de Marx : celle de l’exploitation de l’homme uniquement détenteur de sa force de travail, par l’homme détenteur des moyens de production. Contrairement à ce que souligne N. Bavarez, Piketty ne fait aucunement référence à une lutte des classes qui amènerait à un stade suprême, qui est celui de l’abolition de la propriété privée dans un monde égalitaire. Il n’y a pas une telle utopie dans l’ouvrage de Piketty. Au contraire, il dévoile les mécanismes de circulation des richesses et d’accumulation du capital dans un temps long mais sans produire une théorie totalisante comme l’avait fait Marx. Piketty se contente de se pencher sur les inégalités patrimoniales pour mieux justifier les inégalités salariales et donc sociales. Pour ce dernier, les inégalités sont profondes et la méritocratie ou le self-made man n’y peuvent rien. Piketty veut nous éclairer sur la constitution d’un groupe d’ultra-riches, une aristocratie des temps modernes qui s’enrichit malgré la crise et la faiblesse des taux de croissance. Pourquoi ? Parce que leur richesse se fonde sur un patrimoine qui se transmet de génération en génération. Contrairement à Marx, Piketty considère que c’est à l’État qu’incombe la tâche de modifier la donne, en proposant notamment un impôt mondial sur le capital. Marx considérait que l’État était la béquille du Capitalisme, à la solde de la bourgeoisie ; au contraire, Piketty considère que c’est à cette institution particulière de réformer le système. Voilà ce qu’on peut reprocher à l’ouvrage de Piketty : un manque d’idéal. Marx dépeignait une issue fatale au système en place, un monde dans lequel aucun dauphinois n’aurait survécu (prolétariat vs les bourgeois du 16ème Porte Dauphine) mais toute son analyse reposait sur une conviction : celle que le système ne sert que les propriétaires du capital et que le rapport de force devait se modifier. Rien d’aussi radical chez Piketty. Malgré la volonté de Piketty de modifier les politiques publiques dans un sens moins inégalitaire, il y a peu de chance pour que ses propositions soient entendues. Pour conclure, citons Marx pour rappeler l’échec apparent du travail de l’intellectuel qui tente de révéler le fonctionnement des structures alors que le manque de courage politique est évident : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer. »

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