L’événement d’Audrey Diwan : si nous étions restés bloqués dans les années 60 ?

L’événement d’Audrey Diwan : si nous étions restés bloqués dans les années 60 ?

“Pourquoi faire un film sur l’avortement, ça n’intéresse personne ?” Cette phrase, Audrey Diwan l’a entendue tout au long de l’écriture du film L’événement. Comme si l’avortement n’était pas un sujet d’actualité. Comme si 48 % des femmes n’avortaient pas clandestinement chaque année. Mais alors, notre époque est-elle si différente des années 60 du film ? Rencontre avec Audrey Diwan, réalisatrice du film. l

 

L’été 2021 restera dans les mémoires comme l’été du cinéma français. Après la Palme d’or à Cannes de Julia Ducourneau pour Titane, c’était au tour d’Audrey Diwan de décrocher le Lion d’or à Venise en septembre. L’événement, c’est l’histoire d’Anne, une jeune étudiante qui décide d’avorter illégalement pour terminer son cursus. L’événement, c’est l’histoire de la France en 1963, de femmes dont on condamne les désirs. L’événement, c’est l’histoire d’Annie Ernaux, qui essaye d’échapper à son double standard : être une femme, et être pauvre. 

 

Je me suis fait engrosser comme une pauvre 

 

« Je me suis fait engrosser comme une pauvre ». Ce sont les mots d’Annie Ernaux, dans son livre L’évènement, dont est tiré le film. Dans les années 60, c’était « l’Angleterre pour les riches, la prison pour les pauvres ». Le “choix” d’avorter relevait d’un double standard. Celui d’être une femme. Celui d’être pauvre. Dans cet ouvrage, l’autrice raconte son passage à l’hôpital. Un interne la brutalise. Quelque temps plus tard, ce dernier apprend qu’elle est étudiante en lettres. On obtient cette magnifique phrase  « oh pourquoi elle ne me l’a pas dit, si j’avais su qu’elle était une des nôtres… ». Un des enseignements terribles du film, c’est cette double peine. De subir ce qu’Anne a subi. Mais également de subir cette morale judéo-chrétienne de l’époque : la pécheresse doit souffrir pour ce qu’elle a fait, pour la faute qu’elle a commise. Ce, surtout si elle vient de milieux populaires. Une morale, toujours à l’œuvre dans une majorité de pays… En 2019, l’Alabama promulgue la loi la plus stricte des Etats-Unis concernant l’avortement. L’argument ? « Toute vie est un cadeau sacré de Dieu »… 

 

Mais qu’est ce exactement, que d’avoir 20 ans dans les années 60 ? Que d’éprouver un désir interdit ? En 1963, la société réprime la liberté au sens large. Désir, sexualité, plaisir. Tout y passe. Les jeunes femmes sont assignées à une place que la société a décidé pour elles. Les années 60 n’ont - malheureusement - rien d’exceptionnelles. Depuis toujours, les femmes sont enfermées dans leurs fonctions sexuelles et maternelles. « En étant transfuge de classe, Anne fait déjà un pas de côté. Elle ne doit pas le perdre et le plaisir et la sexualité mettent en péril son privilège », précise la réalisatrice. C’est donc l’histoire d’un corps, d’une fille qui pense. D’une confrontation cruelle : le choix de la tête ou du corps ? L’un des deux doit forcément primer sur l’autre. 

 

L’interdiction, la peur et l’inconnu : essence des années 60 et de notre époque

 

Cette époque, et peut-être la nôtre, se caractérise ainsi par la honte, le hasard, et l’inconnu. L’inconnu face à la mort. Lors d’un avortement clandestin, c’est quitte ou double. Mais souvent quitte. Une chance sur deux de s’en sortir vivante. L’inconnu face à l’avenir. Celui d’Anne, évidemment. Va-t-elle survivre ? Réaliser son rêve de faire des études ? Avec ce film, on avance avec l’étudiante vers l’inconnu.  Et le format sert le suspens. Il est narratif. Si Anne est initialement filmée, entourée de ses ami.e.s, plus on avance dans le récit et l’obscurité, plus on est dans son dos. Plus le spectateur  pousse les portes avec elle, sans savoir où cela mène. À quel moment faire confiance ? Sur quels critères ? Qu’est ce qui me dit que je ne vais pas mourir ici ? « J’avais envie de nimber le film d’une atmosphère de genre. De passer au drame intime, au thriller, à l’horrifique, tellement ça finit dans le sang. Parce que tous ces genres narratifs, sont en fait liés à la nature de la vie des femmes », précise Audrey Diwan. Et aujourd’hui encore, 49 % des avortements sont clandestins. Plus encore, 47 000 femmes en meurent chaque année selon le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh).

 

L’inconnu du parcours donc, mais également celui de l’entourage. Dans les années 60, le système est très restrictif. Les personnes qui aident les femmes à avorter sont envoyées en prison. Si les proches d’Anne ne l’aident pas, c’est tout simplement par peur. Il n’y a qu’à prendre Jean : c’est certainement le pire personnage au début du film. « Sa réflexion, c’est seulement quelque chose qu’on peut faire si on a une méconnaissance totale de ce que traverse l’autre », ajoute la réalisatrice. Mais c’est aussi le personnage qui fait, en parallèle de celui d’Anne, le chemin le plus grand.

 

Cette peur, c’est ce qui caractérise l’époque. La peur d’aider son amie. La peur du médecin qui comprend la quête, mais qui ne peut aider. La peur des femmes, qui ne savent pas si elles verront le jour se lever. « J’essaye de démêler ce que c’est que cette pression d’époque. Cette peur violente qui traverse une société et qui interdit aux femmes de faire ce qu’elles veulent. Une peur qui pénalise ceux qui aident ». Une atmosphère qui résonne étrangement avec l’actualité de l’autre côté de l’Atlantique. Si la cour suprême valide la loi du Texas, ce sont non seulement les femmes qui n’auront pas le droit d’avorter, mais également toutes personnes qui les aident qui finiront en prison. Une loi qui sonne comme une double interdiction pour tous.

 

La mort, l’avenir et le parcours. Mais également l’inconnu de l’acte lui-même. L’ignorance de Jean vient de là. « Faiseuse d’ange ». « Queue de persil ». Au plus clair : « des aiguilles ». Toute la sémantique de l’avortement clandestin est volontairement floue…. Et très différent de la réalité du parcours. Une des premières étapes pour mettre en scène un avortement clandestin, c’est de savoir ce qu’on fait. Jusqu’ici, rien de nouveau sous le soleil. Mais quand Audrey Diwan cherche la fameuse sonde : problème. Personne ne sait ce que c’est. Ou comment elle fonctionne. Et oui, au XXIe siècle, il faut demander à un musée pour trouver les réponses. Les femmes ayant vécu un avortement clandestin étaient dans un état de choc tel, qu’elles ne se sont pas interrogées sur la nature de l’objet. Pour le reste, la société s’est chargée d’oublier et de nier. « C’est très difficile de s’attaquer à ces parties de notre histoire, elles sont tellement nimbées de silence qu’on ne sait pas de quoi ce moment est fait ». Preuve en est. Pour Annie Ernaux, L’événement est le seul livre qui n’a pas reçu un écho médiatique équivalent à ses autres œuvres. Preuve que, et ce malgré la loi, la société a très peu évolué depuis les années 60. Mais de quoi est fait ce silence ? De honte, d’avoir avorté. De peur. De politique,… le silence est constitué d’une multitude de strates qu’il est important de mettre en scène. « Mais mettre en scène le silence, ce n’est pas pratique », plaisante la réalisatrice. 

 

Ce silence se retrouve également aujourd’hui. En route pour Venise, Audrey Diwan était en proie au doute : « Cette honte silencieuse qu’on ressent, est si épaisse, qu’après trois ans de travail sur le sujet, j’hésite encore à parler de ma propre expérience ». Pourtant, c’est tout l’objectif du film. Mettre des mots sur une expérience.

 

Le droit à l’avortement est menacé dans les démocraties occidentales

 

La décision que prend Anne est une décision, non seulement historique, mais anthropologique. Elle témoigne du tournant de la seconde vague de féminisme. Non seulement les femmes vont pouvoir prendre le contrôle de leur nature procréatrice, mais également mettre un terme à des millénaires d’assignation qui les empêchaient d’être un individu comme les autres. Pour Camille Froidevaux-Metterie : « On entre dans un monde où les femmes peuvent revendiquer la liberté et l’égalité dont les hommes s’étaient jusque-là arrogés le privilège ». Les années 60, ce sont la conquête des droits procréatifs. Et à travers eux, l’entrée des femmes dans la modernité. C’est la possibilité d’envisager un avenir professionnel. Voir un avenir sans enfants. C’est ce que vont permettre le droit à l’avortement et à la contraception en 1975, avec la loi Veil. « Anne est en quelque sorte une figure de proue, une pionnière », ajoute l’autrice - philosophe. Elle cesse d’être une victime. 

 

Pendant très longtemps, être humain, c’était être un homme. Ce qui signifie que lorsque l’on touche ces droits à la contraception et à l’avortement, on remet en cause la liberté des femmes de disposer de leur propre corps, mais aussi leurs conditions mêmes d’individus. Les lois comme en Pologne essayent de les ramener à une condition infra humaine. « Ce que nous montre cette loi texane, c’est que l’avortement est un combat qui est menacé même dans une des plus grandes démocraties occidentales », s’indigne Camille Froidevaux-Metterie. 

 

Un sujet d’actualité relégué au placard 

 

Pourtant, quand on demande à la réalisatrice pourquoi faire ce film aujourd’hui, sa réponse est claire. Elle n’est pas un porte-drapeau. « Je ne fais pas un film sur l’avortement clandestin. Mais sur le parcours de cette jeune femme que j’admire. Ce chemin, le fait de s’élever par l’esprit, ce que c’est d’être transfuge de classe, ce que c’est de changer de classe sociale par le biais des études, tout ce destin est intéressant. ». Le premier argument quand elle a commencé à écrire : la loi est passée, alors pourquoi faire un film maintenant ? Mais pourquoi ne pas poser la question à tous les réalisateurs d’un film sur la Seconde Guerre mondiale ? Se dire que, dans la mesure où l’avortement appartient au passé, ça n’a pas besoin d’être traité, c’est un argument qu’on n’oppose qu’à un certain type  de sujets. Surtout des sujets “de femmes”. Pourtant l’avortement est un sujet d’actualité. En France, une femme sur trois y a recours. Il est encore interdit dans quatre pays en Europe. Encore plus dans le monde. Le sujet n’a été débattu qu’au moment des discussions sur la Pologne. Réflexes ethno-centrés quand tu nous tiens… 

 

 

Transmettre l’exactitude du moment et poser des questions. C’est l’objectif d’Audrey Diwan. Chaque année, en France, près de 220 000 avortements ont lieu. Un chiffre peu éloigné de celui des années 60… Intimement, des milliers de femmes passent par ces épreuves. Leurs récits montrent que ces épreuves peuvent être vécues parfois de façon sereine, détachée, déterminée. Parfois de façon dévastatrice. Cette valse des sentiments n’a pas d’histoire. Elle appartient à tout le monde. Chacun peut se l’approprier. « C’est pour ça que je choisis ce cadre 1/37, pour suivre le parcours de cette jeune femme dans son corps, et non pas pour replacer l’époque (…) j’ai voulu savoir si on pouvait le partager à cette époque, puisque l’avortement clandestin est en cours dans de nombreux pays. Et aussi savoir si on pouvait partager les réflexions du film, au-delà du genre ».

 

Faire sortir les sujets de femme de leur enclave

 

Un film de femmes, sur un sujet de femmes ? Très peu pour la réalisatrice. Le partage, et le partage au-delà du genre, est fondamental. La distance est d’ailleurs abolie dans le film. Afin que chacun dans la salle, ressente les émotions de l’héroïne. « Pendant la tournée, beaucoup d’hommes avaient mal au ventre », se rappelle Audrey Diwan. « C’est incroyable d’avoir un corps d’un autre genre, et tout a coup de pouvoir se dire : je comprends ». Il faut d’ailleurs  rappeler le rôle que les hommes ont joué dix ans plus tard. Tout le monde se souvient du manifeste des 343, appelant à la légaliser l’avortement. Pourtant, personne ne se souvient du manifeste des 331 médecins, se déclarant pour la liberté d’avorter, quelques mois plus tard.

 

Montrer à tous le film. C’est son credo. Même aux anti-avortements. « Est ce que quand on est contre l’avortement, mais qu’on est face à l’avortement clandestin, on est est toujours d’accord avec l’idée que des femmes soient obligées de traverser ça ? », s’interroge Camille Froidevaux-Metterie. Ouvrir le débat, c’est l’opposé à différents regards, sortir une discussion de l’enclave du silence. « Je ne peux pas entendre qu’on fasse l’amour à deux, mais que ça soit la femme qui soit responsable de l’avortement. L’histoire ne doit pas regarder cet événement comme ça ». Dans un peu plus de trois ans, la loi Veil fêtera son quart de siècle dans un contexte qui, lui, n’a presque pas pris de rides. 

 

Salomé Ferraris, M1 journalisme IPJ

 

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