Les manifestations des fermiers en Inde

Les manifestations des fermiers en Inde

Vous avez très certainement déjà entendu parler de la pyramide de Maslow, cette théorie de la hiérarchie des besoins représentée sous la forme – roulements de tambours – d’une pyramide. Maslow considère ici les besoins physiologiques comme étant prioritaires sur les autres. Le record de temps passé sans dormir étant seulement de 11 jours, il ne semble pas se méprendre de beaucoup, du moins pour l’instant. Vers 9000 ans av. J.-C., l’homme, fatigué de courir après le gibier et de se piquer les doigts en cueillant des fruits, invente l’agriculture. Aujourd’hui, près de 500 millions d’agriculteurs nourrissent en moyenne 16 personnes chacun, un nombre qui varie avec le développement technologique. Nourrissant 17% de la population mondiale, l’Inde se distingue comme étant le premier producteur mondial de lait, ainsi que le deuxième de blé, de riz, de coton, de sucre et de thé. C’est pourquoi, lorsque ceux dont dépendent 1.3 milliards de personnes haussent la voix, il nous faut tendre l’oreille.  

Un système déjà défectueux

Replaçons les éléments dans leur contexte, avec un peu d’histoire. De 1964 à 1966, l’Inde souffre de terribles sécheresses, qui entraînent des famines dans une population grandissante. En effet, accablée par les guerres et une indépendance encore mal gérée, l’Inde n’a pas développé un système agraire assez performant. Avec l’aide d’agronomes américains, le gouvernement lance en 1966 un gigantesque programme intitulé « Green Revolution ». Par la sélection et le développement de grains résistants, et l’utilisation intensive de tracteurs, systèmes d’irrigation, pesticides et engrais, l’Inde sort rapidement de la famine, mais ceci à un coût environnemental, médical et social qui est aujourd’hui très critiqué. Parmi les réformes, un système en particulier se distingue : celui des Comités du Marché des Produits issus de l’Agriculture. Ceux-ci, qui diffèrent d’Etat en Etat indiens, sont une sorte de marché que les fermiers peuvent utiliser pour comparer les prix offerts par les acheteurs, au moyen d’intermédiaires appelés « Arthiyas », et à l’aide d’une « mandi tax » qui garantit le fonctionnement du mécanisme. Il assure ainsi une protection minimale aux fermiers, notamment avec des prix minima ou références. Mais les fermiers ont longtemps exigé une réforme de ce système, car l’agriculture est durablement en crise. En effet, ils sont nombreux à se donner la mort depuis les années 1970, au rythme effarant de 30 suicides par jour en moyenne. Les principaux fautifs, ce sont leurs dettes, le changement climatique, le mépris grandissant du gouvernement, la soumission aux grandes corporations pour l’achat de leurs graines, et la pauvreté.

De nouvelles législations qui abandonnent les fermiers

Ce système, défaillant car peu réglementé et souvent contourné par les grandes sociétés, était néanmoins nécessaire aux agriculteurs, et leur permettait, à défaut de vivre, de survivre. Toutefois, celui-ci est aboli par trois actes décrétés par le gouvernement de Narendra Modi en septembre 2020. Il espérait peut-être ainsi que la population fermière, fortement illettrée, et occupée par une crise sanitaire mondiale, ne réagirait pas. Ce que font ces actes est pourtant simple : ils dérégulent le marché agricole, permettant aux grandes sociétés de créer directement des contrats avec les agriculteurs, sans payer la « mandi tax » ni se conformer aux prix minima. Les agriculteurs, au pouvoir de négociation très faible, se trouvent alors contraints de signer des contrats désavantageux. Ils ne manquent donc pas de réagir rapidement, bloquant les autoroutes principales menant à New Delhi, à défaut d’avoir la permission par la police d’accéder à l’intérieur de la capitale. Leurs revendications : retirer les trois actes passés, et établir une éventuelle nouvelle réforme. À la Chambre Haute, les partisans de Narendra Modi et ceux soutenant les fermiers se crêpent souvent le chignon.

Le mouvement est, à ses débuts, largement soutenu par la population. Alors que le gouvernement indien tente de ne pas attirer l’attention, des stars à renommée internationale se manifestent pour soutenir le mouvement, dont Rihanna, Greta Thunberg, ou encore l’auteure Meena Harris, nièce de Kamala Harris. Un document partagé par Greta Thunberg, qui explique les moyens de soutenir le mouvement, est aujourd’hui sous enquête judiciaire. Une jeune fille de 22 ans, Disha Ravi, notamment à l’origine de la branche du Bangalore de « Fridays for Future », est arrêtée et emprisonnée mi-février pour avoir partagé le Tweet de Greta Thunberg, et avoir participé au document. Le 14 mars, elle est mise en liberté provisoire, suite aux revendications de nombreuses personnalités et collectivités.

Comment le mouvement perd le soutien qui lui était acquis

Tout d’abord, si le mouvement commence pacifiquement et se dit à l’écoute, il rejette le 12 janvier 2021 l’aide du Comité de la Cour Suprême, la jugeant biaisée et superficielle, et le 21 janvier 2021, il conteste une proposition du gouvernement Modi de suspendre les lois pendant 18 mois, de peur que cela ne permette au gouvernement de les mettre en application quand les temps seront plus calmes. Ainsi, malgré les très nombreuses discussions, il refuse catégoriquement toute conciliation, exigeant que l’on retire tout simplement les actes.

Non seulement les protestataires semblent sourds aux propositions du gouvernement, mais certaines branches du mouvement ont commencé à manifester de la violence. Le 26 janvier 2021, Jour de la République en Inde, qui honore le jour où la Constitution indienne fut ratifiée en 1950, une partie des manifestants auxquels n’étaient assignés que des espaces très limités pour protester au sein de la capitale, s’attaque aux barricades et aux policiers qui les encadraient. Le mouvement dégénère avec l’invasion du Fort Rouge, un bâtiment emblématique de la capitale et symbole de l’indépendance indienne, et l’implantation sur le mât du Fort du Nishan Sahib, un drapeau religieux sikh. En effet, la majorité de la population agricole étant d’appartenance religieuse sikh, l’implantation de ce drapeau est interprétée par le gouvernement et les médias indiens comme le signe d’extrémisme et de volontés anti-démocratiques du mouvement.

Suite aux violences et au soutien de personnalités internationales, le gouvernement indien ordonne à Twitter de fermer plus d’un millier de comptes de manifestants parce qu’ils diffusaient des messages « anti-démocratiques ». Il interdit également plusieurs fois l’accès à Internet aux manifestants, violant ainsi de nombreux droits de l’homme. De l’autre côté, certains Indiens sont agacés par l’interférence internationale, qu’ils considèrent injustifiée. Ils se réunissent alors pour brûler publiquement des Tweets de Greta Thunberg et des portraits de personnalités internationales comme Rihanna.  

Un révélateur de corruption

Les médias occidentaux, dont la BBC, lancent un cri d’alarme : les journalistes indiens qui donnent la parole aux manifestants sont nombreux à être accusés et emprisonnés pour sédition. Entre autres, le gouvernement accuse faussement les protestataires de faire partie du mouvement séparatiste et terroriste sikh du Khalistan, et certains journalistes nient les violences policières, partagent des publicités de fermiers « satisfaits » de la nouvelle réforme en utilisant des photos prises sans consentement, ou racontent encore que le mouvement fût initié par des musulmans. Sans chercher la vérité, le journalisme indien soutient son gouvernement dans ses mensonges, sans doute par peur des représailles. C’est ainsi que l’Inde, « la plus grande démocratie du monde », révèle au monde la corruption qui la ronge, le nationalisme hindi qui l’empoisonne, l’ultra-libéralisme qui la dirige.  

Pour finir, parlons de l’avis de la jeunesse indienne. Ainsi en commençant cet article, j’ai voulu connaître l’opinion de mes amis indiens, pour me faire une idée générale de la situation. Pour certains, le mouvement est allé à l’excès, et l’opposition entre le gouvernement et les fermiers est devenue un dialogue de sourds qui ne cèdent pas par orgueil – comme des enfants qui se disputent en se bouchant les oreilles. D’autres sont encouragés à s’engager en politique et à rétablir une démocratie défaillante. Les derniers souhaitent que le gouvernement apporte son soutien aux fermiers, qui nourrissent la population indienne, notamment pour moderniser une agriculture peu rentable. En somme, ils militent pour créer une nouvelle « Green Revolution » plus respectueuse des hommes et de l’environnement. À vous, cher lecteur, j’espère que cet article vous fera quelque peu méditer devant votre poulet au tandoori ou au curry (n’hésitez pas à explorer plus, le monde culinaire indien est si riche). Et surtout, bon appétit !

Dijkmans Ieva, L3 Gestion

 

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