Le Péril méritocratique

Garantir l’équité est une mission qui est, par la force des choses, échue à l’Etat. Si l’égalité sera toujours relative, puisque nous sommes tous différents par essence, il incombe à l’appareil représentatif de défendre les égalités inscrites en lettres de sang dans la Déclaration des Droits de l’Homme. S’il faudrait être d’une parfaite naïveté pour croire encore à une réelle volonté de maintenir une structure sociale équitable, l’Etat reste un indéniable défenseur d’une certaine égalité par simple intérêt électoral. Celle-ci peut prendre au moins deux formes dans une société hiérarchisée : égalité des places et égalité des chances. François Dubet, dans Les Places et les chances, nous donne les moyens d’éclaircir la différence entre ces deux conceptions. L’égalité des places se propose de resserrer la structure des positions sociales sans placer en priorité la mobilité sociale entre des places inégales. L’égalité des chances se propose quand à elle de supprimer les obstacles et discriminations nécessaires à l’accession «au mérite» à des places inégales et d’assainir la compétition. S’il paraît assez évident que l’on ne doit pas choisir strictement entre ces deux conceptions qui s’enrichissent l’une et l’autre, il est nécessaire pour le monde institutionnel de bâtir un ordre de priorité dans la mise en place de mesures «égalitaires». Or aujourd’hui, et depuis de longues années, l’égalité des places a été minimisée et abandonnée, car elle n’entre pas dans la logique néo-libérale d’une part, et qu’elle nécessite une action structurelle d’autre part. Entre législations (type ZEP), déclarations politico-médiatiques et institutions du type Halde, il apparaît clairement que l’égalité des chances a pris les devants, et voudrait aboutir à la réalisation de la «méritocratie». Or, si la mobilité sociale qui lui est nécessaire est évidemment au point mort, il est également important de se poser la question du bien-fondé d’une «méritocratie». Non qu’il ne faille pas lutter contre l’égalité des chances de chacun dans la compétition pour un poste, mais qu’il puisse être dangereux de sacraliser le mérite qui justifie les inégalités puisque «chacun aurait eu sa chance». Ce serait faire fi du capital - humain, social ou encore financier - de départ qui biaise toute compétition, que de croire que les inégalités sont méritées. Dès lors, la stabilité sociale qui est incompatible avec une fracture des classes trop profonde ne peut être réalisée que par un agissement sur la structure, puisque l’illusion méritocratique, qui fige les positions sociales en insistant sur la responsabilité individuelle, est peu à peu démystifiée.

Pour imaginer une égalité des chances «réelle», des mesures conjoncturelles et ciblées type quotas sociaux dans les grandes écoles n’ont pas assez d’ampleur. Le monde professionnel, et c’est presque un lieu commun, fonctionne intensément sur des relations en réseau qui n’échappent pas au déterminisme social. En des temps où tout est monétisé, la non-possession d’argent revient à une condamnation à la misère, puisqu’il existe d’une part des coûts d’accès à la société et que le capital de départ est essentiel pour développer un projet ou accéder aux formations d’élite. Nous devons parfois cesser de penser au futur proche, et nous focaliser sur la situation de chacun dès maintenant. Quand on sait que plus de 1400 des 1900 milliards d’euros de la dette française ont été destinés à payer des intérêts depuis trente ans, il serait fallacieux de dire que c’est le système social qui pénalise les comptes nationaux. Agir pour l’égalité des places est possible, notamment à travers la mise en place d’un revenu inconditionnel versé à tout le monde dont le coût est presque symbolique puisqu’il s’agit d’unifier les prestations sociales existantes et que cela constituerait un choc de relance par la demande. Cette idée est de plus en plus discutée au sein des cercles intellectuels, et il apparaît clairement que son financement ne poserait pas de problème : accroissement de la redistribution et restructuration des aides seraient deux axes suffisants. Et cela sans perdre de vue qu’il est impératif de soumettre les capitaux ne finançant pas l’économie réelle à une taxation élevée, ce qui contribuerait à limiter les risques systémiques. Nous aurons alors remis l’économie dans les bons rails, ceux où son but est bien d’améliorer la condition de l’être humain et non de voir le revenu des hommes comme «un coût». Il n’est que la maigre offrande d’un monde qui a basculé dans la folie des innovations financières et qui a abandonné la fonction première du «progrès» : être bénéfique à tous, et dans la mesure où c’est un progrès, ne pas remettre en cause les conquêtes sociales par des accusations mensongères ni précariser à grande échelle par le danger qu’il génère.

Parler d’égalité semble un peu désuet face au gouffre béant des inégalités à toutes les échelles. Quand Thatcher arriva au pouvoir, l’écart entre un salarié de la base et son patron était en moyenne de 1 à 9. Au Royaume-Uni, il est aujourd’hui de 1 à 98. L’inégalité est normalisée, et l’obstination du FMI à fabriquer de la précarité par pure idéologie depuis trente ans le confirme. C’est pourtant bien hypocritement que nous parlons d’égalité des chances et que nous arborons le mot «égalité» dans notre devise. Le capitalisme à usage de l’élite requiert la méritocratie pour maintenir la force de travail dans sa majorité dans un rapport de force à son avantage. Le choix est d’ailleurs clair à toutes les échelles décisionnelles mondiales : l’inflation est l’objectif prioritaire, le chômage non. Parce que dans un sens le chômage permet de faire pression sur les exigences salariales et c’est une hypothèse des modèles économiques enseignés. On sait également qu’aux Etats-Unis par exemple, les fruits de la croissance sont pour large part destinés aux 1% les plus riches, «ceux qui le mérite», «ceux qui créent des emplois» mais passent un temps considérable à en détruire.

Si l’égalité des chances est dangereuse, c’est qu’elle a contribué à naturaliser des écarts effarants de revenus. Et les exemples d’inégalités monstres parsèment le monde, du rachat des terres africaines par les capitaux occidentaux et orientaux aux presque 49 millions de familles américaines dont le revenu total équivaut à celui de la famille qui possède Wal Mart. La méritocratie s’instaure d’elle-même dans nos systèmes concurrentiels, le problème est bien l’accès de tous à la compétition. En dehors de la remise en cause nécessaire du primat de la concurrence, le revenu inconditionnel et universel est une première étape à la construction d’un monde plus humain, et le dégonflement des activités financières est une seconde vers un monde réellement plus sûr que celui des titres d’assurance. On nous a fait miroiter la liberté individuelle, mais nous l’avons construite comme une mise en concurrence, non comme un progrès pour tous. Nous devons abandonner l’idée que tout est naturel et nous rappeler que toutes les décisions sont le fruit d’un choix politique et économique, et que ce ne sont pas les individus qui œuvreront pour l’équité. L’heure des adjectifs impactant est arrivée, par simple constatation de la réalité. Leur utilisation relève en fait de la démystification du système, que nous aurons toujours le pouvoir de modeler. Face à l’état consternant des volontés écologiques et au creusement atterrant des inégalités, il est urgent de redonner à l’Etat, qui est une superficielle mais rare voix du peuple, l’autorité juridique nécessaire pour tordre les dérives de la «liberté méritée mais sélective» qui asservit, précarise, et pollue.

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