« Le spectre de la ségrégation ressurgit depuis 2013 »

« Le spectre de la ségrégation ressurgit depuis 2013 »

Aux États-Unis, d’après des statistiques sociologiques lors d’une confrontation avec la police, un Afro-Américain risque vingt fois plus qu’un Américain blanc de se faire abattre. Comment expliquer ce phénomène ? Historien et spécialiste de la question raciale, et plus précisément des Afro-Américains aux États-Unis, Jean-Paul Lallemand-Stempak, a accepté de répondre à nos questions. Il a enseigné à l’Université Paris-Diderot entre 2009 et 2016.

 

Aux États-Unis, comment expliquer la surreprésentation des Afro-Américains parmi les personnes tuées par la police ?

La première explication que l’on entend le plus généralement dans les médias est celle-ci : la police serait conditionnée par une forme de racisme institutionnel. Ensuite, il y a une explication liée à la représentation sociale de la violence, qui est fortement associée à la jeunesse afro-américaine, comme s’il fallait sans cesse prévenir une potentielle agression devant elle. En plus de cela, la police intervient davantage dans les quartiers caractérisés, entre autres, par la pauvreté et la ségrégation socio-spatiale, où les Afro-Américains sont majoritairement représentés.

«La police serait conditionnée par une forme de racisme institutionnel»

Le 30 novembre dernier, les charges retenues contre l’officier qui avait abattu deux mois plus tôt Keith Scott, un Afro-Américain, ont été abandonnées. Ce n’est pas la première fois qu’un policier incriminé de la sorte est relaxé, comment l’expliquer ?

C’est une stratégie classique de la police, qui cherche à se protéger. Dans certains cas, elle procède à des falsifications de preuves ou à une rétention d’informations. Et la plupart du temps, aux procès, le jury est choisi par la défense. Les jurés qui seraient potentiellement en faveur d’un jugement hostile aux forces de police sont écartés. Il faudrait que les législateurs réforment le système judiciaire qui existe actuellement aux États-Unis.

Le 19 juillet 2016, Adama Traoré, un jeune homme de 24 ans, interpellé par la police à Beaumont-sur-Oise dans le Val d’Oise décède quelques heures plus tard à la gendarmerie. Les conditions de sa mort restent floues. Des éléments viennent rapidement mettre en cause le rôle de la police dans la mort du jeune homme. Peut-on établir un parallèle avec la situation des Afro-Américains aux États-Unis et ce qu’il s’est passé cet été en France avec la mort d’Adama Traoré ?

Il est difficile de se prononcer. Bien entendu, dans les deux affaires, on observe des violences policières disproportionnées. La hiérarchie protège les agents incriminés dans les deux cas. Il y a donc effectivement un point de comparaison. Mais en France, nous ne pouvons pas savoir si la police cible un groupe ethnique en particulier, car nous ne pouvons pas avoir de chiffres précis. L’absence de statistiques ethniques relève de la défense aveugle d’un principe national selon lequel la République serait une et indivisible, les minorités n’existeraient pas. Ceci dit, on a vu dès le mois d’août des manifestants reprendre le slogan « Black Lives Matter » dans notre pays, même si cela n’a pas eu le même impact qu’aux États-Unis. 

«Bien entendu, dans les deux affaires, on observe des violences policières disproportionnées»

Nous avons pu observer récemment une intensification des mouvements de protestation aux États-Unis et notamment de la part de « Black Lives Matter ». Ce mouvement qui se mobilise particulièrement contre la brutalité policière dont sont victimes les Afro-Américains est né en 2013 suite à l’acquittement de George Zimmerman, un policier qui a abattu un adolescent noir, Trayvon Martin, sans que des raisons valables justifient son geste. Cela peut-il conduire à un soulèvement populaire ?

« Black Lives Matter » est toujours un mouvement pacifique. Il n’est pas vraiment massif et est en plus divisé. Il ne s’est pas institutionnalisé et aucun leader n’est clairement identifié. On a l’habitude d’associer le mouvement des droits civiques aux États-Unis à de grandes figures telles que Martin Luther King ou Malcom X. Cependant, à trop mettre en avant une figure comme on a pu le faire avec Martin Luther King, on occulte complètement la place tenue par les femmes dans la lutte pour les droits civiques. L’absence de leader fait donc la force de ce mouvement créé en 2013, dans la mesure où cela permet de réunir des personnes qui n’auraient pas forcément milité dans d’autres conditions. Comme tout mouvement, « Black Lives Matter » réunit des groupes divers. Ces derniers mois, le mouvement a évolué vers des protestations de plus en plus violentes, car certains groupuscules extrémistes se rattachent à « Black Lives Matter », ou s’inscrivent dans sa filiation, par opportunisme. Néanmoins, « Black Lives Matter » reste un mouvement pacifique.

Les huit années de présidence d’Obama ont-elles été bénéfiques aux noirs américains ?

Obama a très clairement affirmé [dès le début de son premier mandat, N.D.L.R.] qu’il ne serait pas le président des Noirs. On a un temps considéré que son élection annonçait l’avènement d’une ère post raciale, mais ça n’a pas été le cas. À titre personnel, Obama a adopté un discours plutôt paternaliste à l’égard de la population afro-américaine mais des facteurs externes ont pu diminuer son action, comme la remise en cause des principes légaux mis en place pendant le mouvement des droits civiques au cours des années 60 et qui protégeaient les Afro-Américains de la révocation de leur droit de vote. On nomme cela le disenfranchisement. La Cour suprême a ainsi récemment fait sauter un verrou constitutionnel. Aujourd’hui, 39 États possèderaient des lois pouvant empêcher les Afro-Américains de voter [comme le Kansas, le Michigan ou la Virginie par exemple, N.D.L.R.]. Actuellement, 600 000 Afro-Américains ne pourraient pas voter. Le législateur doit absolument s’emparer de la question du disenfranchisement, le plus vite possible puisque le spectre de la ségrégation ressurgit depuis 2013. Il me semble que ce thème n’a pas assez été abordé pendant la campagne présidentielle par les candidats et que le risque est considérable pour les droits civiques des minorités en général.

En 1965, le président Johnson en signant le Voting Right Act abolissait les lois réduisant le vote des Noirs. En 2013, une décision de la Cour suprême a levé cette interdiction faite aux États d’imposer des lois qui limiteraient le droit de vote des Afro-Américains. On parle ainsi de disenfranchisement. Est-ce à cause de cela que les Afro-Américains ne se sont pas massivement mobilisés pour faire barrage à Donald Trump ?

Un Afro-Américain sur 13 ne peut pas voter à cause du disenfranchisement, ce qui représente une part non négligeable d’électeurs. D’autre part, si les Afro-Américains se sont moins mobilisés en 2016 que pour l’élection d’Obama en 2008 puis à nouveau en 2012, je pense que cela tient beaucoup à la campagne menée par Hillary Clinton. La candidate démocrate n’a pas su mobiliser la base de son électorat. Pour certains militants noirs, Hillary Clinton était l’épouse de l’ancien président Bill Clinton, elle était donc en partie responsable des lois ayant conduit à une incarcération de masse des Afro-Américains dans les années 90 et 2000.

«Un Afro-Américain sur 13 ne peut pas voter à cause du disenfranchisemen

Avec l’élection de Donald Trump, sommes-nous en train de revenir à une situation similaire à celle des années 60, qui opposait des mouvements d’Afro-Américains et des suprématistes blancs ?

La société américaine a tout de même bien changé depuis les années 60. Bien sûr, il existe des suprématistes blancs et des groupuscules racistes d’extrême droite, dont le Ku Klux Klan par exemple [organisation suprématiste blanche fondée en 1865. Elle a joué un rôle pendant la dernière campagne présidentielle en affichant ouvertement son soutien pour Donald Trump, N.D.L.R]. Cependant, à la différence de la période du mouvement des droits civiques, la réaction des suprématistes blancs aujourd’hui n’est pas aussi organisée comme elle l’a pu l’être par le passé et fédère beaucoup moins de personnes.

L’élection de Donald Trump pourrait-elle aggraver la situation des Noirs aux États-Unis ?

Nous sommes dans l’expectative. On ne sait pas où l’élection de Trump va nous mener. Pour l’instant, le discours du prochain président manque absolument de cohérence. Trump n’a pas de programme clairement défini. Tout de suite après son élection, ce qui a suscité beaucoup de craintes, c’est une parole raciste libérée. Avant, la parole raciste était confinée dans une certaine mesure dans un entre-soi. Il y avait une certaine honte à exposer publiquement une pensée raciste. Désormais, il ne se passe pas un jour sans que des actes à caractère raciste soient perpétrés aux Etats-Unis et sans qu’ils ne soient justifiés par l’élection de Trump.

«Tout de suite après son élection, ce qui a suscité beaucoup de craintes, c’est une parole raciste libérée.»

Propos recueillis par Alexis Cécilia-Joseph

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