Cette nouvelle, intitulée «Miroir», a participé au concours de nouvelles 2025.
Brava à Lisbeth LEYGNAT pour la qualité de son texte !
Voici son oeuvre :
7h10, le jour du drame. Une mare de sang recouvrait l’étendue verdoyante d’une herbe fraichement
coupée depuis la veille. Le lever du soleil exacerbait ces couleurs d’un nouveau jour. Tout était paisible
aux alentours du champ. Seul parvenait à mes oreilles le cri aigu de ma mère transperçant mes tympans
et brisant l’équilibre du moment. La carte postale parfaite n’existait plus. Paola était morte.
M-30 avant le drame. L’aube pointait à peine. La rosée du matin humectait les brins d’herbe. Paola
marchait devant moi, insouciante, savourant l’air frais de la campagne. « C’est beau, non ? » lança-t-
elle en se tournant vers moi. Ses yeux brillaient d’un éclat que je n’avais jamais compris, ou plutôt que
je refusais de comprendre. Puis, tout se déroula comme dans un rêve, ou un cauchemar. Ma main se
referma sur la pierre froide que mes doigts avaient trouvée au sol. Mon cœur battait à tout rompre.
Une pulsion irrépressible. Un geste. Une seconde d’égarement. Le bruit sourd de l’impact résonna en
moi plus que dans l’air paisible du matin. Le corps de Paola s’effondra, sa silhouette s’effaçant dans
l’herbe détrempée. Le rouge du sang se mêla au vert de la nature. L’ultime reflet. Je m’agenouillai près
d’elle, le souffle coupé. J’aurais voulu crier, pleurer, fuir. Mais une étrange sérénité m’envahit. Ce
n’était pas Paola que je venais de tuer. C’était moi.
H-2 avant le drame. Les étoiles scintillaient au-dessus du jardin familial. Tout le monde était couché,
mais moi, je ne trouvais pas le sommeil. Je sortis dans la nuit fraîche et aperçus Paola, seule sur la
terrasse, une cigarette entre les doigts. « Tu es encore debout ? demandai-je. — Je pourrais te poser
la même question. » Le silence s’installa entre nous, seulement troublé par le crépitement du tabac
qui se consumait lentement. « Sandra… je suis désolée. Je n’ai jamais voulu que l’on soit ennemies. »
Mon cœur se serra. Une part de moi voulait la croire, voulait baisser les armes, arrêter ce combat
absurde. Mais une autre, plus profonde, plus sombre, refusait. « Ce n’est pas si simple, murmurai-je.
— Ça pourrait l’être . » Elle m’adressa un dernier regard, chargé d’émotions contradictoires, avant de
disparaître dans l’ombre.
J-1 avant le drame. La tension entre nous atteignit un point de non-retour. Nous étions seules dans la
maison, nos parents étaient partis faire quelques courses en ville. Assise face à elle, je la regardais avec
une étrange fascination. « Pourquoi est-ce que tu me hais autant ? lança-t-elle soudain. — Tu
représentes tout ce que je refuse d’être. » Un silence. Ses yeux sombres plongèrent dans les miens.
« Et si c’était l’inverse ? Si c’était toi qui voulais être moi ? ». Je suffoquais presque sous l’ampleur de
ses mots. Comment osait-elle ? « Tu dis n’importe quoi. — Vraiment ? Regarde-toi, Sandra. Tu joues la
femme parfaite, la mère exemplaire, mais au fond… Tu n’es qu’un mensonge. » Les battements de
mon cœur s’accélérèrent. J’aurais voulu hurler, la gifler, lui prouver qu’elle avait tort. Mais le pire, c’est
que je ne pouvais pas.
J-2 avant le drame. Le dîner de famille fut un théâtre où chacun jouait son rôle. Paola, dans son
éternelle provocation, lança avec un sourire en coin : « Alors Sandra, toujours aussi parfaite ? Toujours
aussi coincée ? ». Mon verre de vin trembla légèrement sous mes doigts, mais je ne cédai pas. « Et toi,
toujours en quête d’attention ? », lui ai-je répondu. Les conversations s’éteignirent quelques secondes.
Ma mère posa une main sur la mienne, un geste faussement rassurant. Je connaissais son regard : elle
attendait de moi que je fasse un pas vers Paola. Mais comment le pourrais-je ? Nous étions les deux
faces d’une même pièce, destinées à ne jamais coexister.
J-3 avant le drame. L’air était lourd ce jour-là, chargé d’électricité. La campagne semblait figée dans
un étrange silence, comme si elle retenait son souffle. Je l’observais de loin, ma sœur, ma rivale, mon
reflet déformé. Paola riait aux éclats avec mes enfants, sa gestuelle expansive et son insouciance
naturelle les captivaient. Un pincement douloureux m’arracha à cette contemplation. Pourquoi
l’admiraient-ils autant ?
J-4 avant le drame. Nous venions d’arriver dans la maison de campagne, les enfants et moi. Paola était
déjà présente.
J-5 avant le drame. Plus d’une semaine venait de s’écouler depuis l’annonce des quelques jours de
vacances dans notre demeure vosgienne. Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, Louis
m’annonça qu’il ne pourrait pas nous accompagner car, venant de commencer un nouveau travail, il
ne pouvait s’absenter aussi longtemps. Cela impliquait donc que je n’aurai pas son soutien face à ma
sœur.
J-13 avant le drame. Le mercredi était le jour où nous avions pris l’habitude de nous rendre chez mes
parents qui habitaient une jolie petite bourgade à une demi-heure de route de chez nous pour le dîner.
Il s’agissait là d’une tradition lors de laquelle nous en profitions pour faire une réunion familiale. Ainsi
en plus de Louis, Hortense, Timothée et moi-même, ma sœur Paola était présente accompagnée,
chaque semaine, par un nouvel homme, une nouvelle conquête. Cela, je le sentais, déplaisait à mes
parents mais sans doute pas autant qu’à moi. Elle les dégotait sur un site de rencontre douteux pour
célibataires dévergondés. J’avais à la fois honte pour elle et en même temps je jalousais son bonheur.
Elle semblait si épanouie, comme si rien ni personne ne pouvait ternir son éclat. C’est ça, elle
resplendissait et moi plus le temps passait, plus ma vie bien rangée me ternissait. Mais je devais faire
bonne figure, ne pas montrer la moindre once de ressentiment, je n’avais pas fait tous ces efforts pour
rien. J’étais perdue dans mes réflexions maladives quand soudain ma mère m’en tira avec une terrible
requête : « Sandra chérie, ne pourrais-tu pas essayer de trouver dans ton entreprise un poste pour ta
sœur ? ». A peine ces mots prononcés, je me contins d’exprimer la moindre émotion qui trahirait mes
pensées. Comment pouvait-elle oser me demander cela ? Depuis notre enfance, notre mère voulait
nous façonner exactement de la même façon, « Ne sont-elles pas parfaites mes petites jumelles
chéries, identique comme deux gouttes d’eau, le même caractère pour le même avenir ! » répétait-
elle à qui voulait l’écouter. Mais Paola et moi n’avions rien en commun. Certes, je ne pouvais nier que
l’on se ressemblait à la perfection, que parfois ça en devenait effrayant, et qu’avec cette
caractéristique, nous aurions dû comme n’importe quels jumeaux nous jouer des autres lors de notre
enfance. Cependant, cela n’est jamais arrivé car nous nous détestions. Enfin, moi je la détestais et
j’étais persuadée qu’elle aussi. C’est mon père qui me tira de mes pensées : « Et si nous allions passer
quelques jours dans notre maison de vacances dans les Vosges tous ensemble ? ». Mes enfants se
mirent à réagir avec entrain, et pour cause ils allaient pouvoir retrouver leur cabane dans les arbres
construite l’été dernier. Je me voyais mal leur refuser ce plaisir même si cela impliquait que je devais
passer ces jours auprès de Paola.
J-15 avant le drame. « Sandra, tu sais où est-ce que j’ai mis les clés de la voiture ? » Louis venait de
faire irruption dans notre chambre, cheveux ébouriffés d’une douche qu’il venait de quitter et qui
laissaient perler des gouttes d’eau sur son visage. Il était habillé de sa chemise bleu pâle et d’un
pantalon un peu trop serré pour lui. Tous les matins j’avais le droit au même scénario : Louis égarait
constamment ses affaires. Certains matins je m’amusais de cette situation mais aujourd’hui je n’étais
pas d’humeur. « Louis tu ne vois pas que je suis occupée ? Je ne peux pas être constamment derrière
toi à vérifier le moindre de tes faits et gestes tu t’en rends bien compte ? Alors non je ne sais pas ce
que tu as fait de nos clés mais je te conseille de te dépêcher ou veux-tu que je te rappelle aussi qu’il
s’agit de ton premier jour dans cette entreprise ? » Louis est resté quelques secondes, penaud, à
l’entrée de la chambre, puis a fait volte-face et à refermer la porte derrière lui. Enfin à nouveau seule !
J’aimais Louis intensément, cela faisait dix ans que nous étions mariés, le fruit de cette union a donné
deux adorables enfants, Hortense et Timothée. Nous avions bâti aussi notre refuge, une maison
splendide surplombant la ville. Je venais d’une famille d’un milieu social plutôt aisé, j’avais été dans les
meilleurs établissements scolaires et avait excellé académiquement ce qui m’a permis à l’âge de 24
ans de décrocher mon premier emploi dans une grande maison de luxe en tant que responsable
d’achats pour l’une de ses filiales régionales et que je n’avais pas quitté depuis, montant les échelons
rapidement. Louis, quant à lui, venait d’une famille de l’ancienne aristocratie. Etant le cadet de sa
fratrie, il n’avait pas hérité de l’entreprise de leur père à la mort de ce dernier. Depuis ce moment, il
nourrissait une certaine rancœur envers son frère ainé. Cet évènement l’a petit à petit fait sombrer
dans une sorte d’obsession maladive : il voulait être perpétuellement le meilleur et ne laisser personne
d’autre le surpasser. Cela a eu pour conséquence de le faire devenir détestable au travail, et ses
supérieurs n’appréciant pas son comportement, malgré des capacités indéniables et des succès à
chacune de ses missions, ne le gardèrent que très peu de temps. Ce qui lui valut de changer
régulièrement d’employeur. Présenté comme cela nous pourrions croire que seul Louis avait des failles
et des choses qui le rongeaient de l’intérieur, or je n’y dérogeais pas non plus. J’avais moi aussi quelque
chose qui m’obsédait au point de me rendre malade et qui me consumait mais dont je ne pouvais faire
part à personne même pas à Louis car je devais prouver à tous que je n’étais pas comme elle, je ne
pouvais pas être ce que je détestais le plus au monde.