Cette nouvelle, intitulée «une brindille se consume», a remporté le prix La Plume (décerné par les membres de l’association) à l’occasion du concours de nouvelles 2025.
Brava à Tidiane «Souley» SALL pour la qualité de son texte !
Voici son oeuvre :
Marie,
Quand tu penseras à moi la prochaine fois, prie pour le repos de mon âme. De l’au-delà, elle
continuera de briller pour toi.
Marie, mon seul regret, c’est de penser à ton âme éplorée. Je m’imagine déjà tes larmes, et je
t’assure, Marie, que je ne mérite pas qu’elles coulent de tes yeux, que tant de fois j’ai admiré. Toi,
dont l’éclat de voix rappelle la beauté de la vie, je vais te confronter si violemment à la mort. Marie, je
souhaite du fond de mon cœur que, lorsque mon âme sera tourmentée, tu rassures mes frères. Je ne
les ai pas abandonnés, je les libère du fardeau que constituait ma vie pour eux.
Jamais ils ne m’ont blâmé. Pour eux, j’étais le frère perdu, celui qui les avait oubliés, mais qu’ils
continuaient de vénérer comme celui qui avait réussi. Celui qui aura quitté les terres arides du
Tekrour pour braver l’histoire incertaine.
Marie, cette lettre servira à t’expliquer pourquoi mon corps glacé repose au fond de la Seine, loin des
miens. Paris, que je contemple du haut de Bir-Hakeim, Paris douloureuse et insensible, Paris qui
m’oubliera bien assez vite, Paris pour qui je n’étais qu’un autre immigré sans histoire.
Marie, j’ai toujours cru que je viendrais en aide aux miens, j’ai toujours cru que je mériterais une
histoire à raconter. Et aujourd’hui, je mets fin à une vie sans sens, sans but, las de l’absurdité de la vie
humaine.
Pourtant, tout avait bien commencé. Dans notre révolution. Ma vie avait un but : notre camaraderie.
Te souviens-tu, Marie ? Dakar, qui avait raté la révolution industrielle. Dakar, qui ratait la révolution
de l’intelligence artificielle. Dakar maudite. Dakar gangrenée par des générations de dirigeants
véreux. Dakar en avait eu marre. Dakar affamée. Dakar pillée. Dakar corrompue. Le peuple avait
décidé qu’il avait assez toléré. Tout avait commencé sur la corniche, devant la prison géante de
Reubeuss. Nous nous y réunissions tous les soirs.
Parmi nous Abdou, grand, très intelligent. Ses parents avaient retourné la terre toute leur vie pour lui
offrir un voyage sur une pirogue de fortune, pour échapper à une existence sans espoir. L’Europe,
terre de substitution aux lendemains sans espoirs. Il avait dit non. Il se battrait. C’est sur la terre de la
capitale qu’il changerait sa vie.
Nous étions de grands convaincus, décidés à mener une autre vie, à transformer Dakar. Nos lettres
fusaient. Nous proposions aux ministres et aux députés les résultats de nos journées d’échange. Ils
s’en servaient surement pour chauffer leurs fourneaux. Derrière, dans l’arrière-cour, les plus
téméraires d’entre nous apprenaient aux plus jeunes comment manier les lance-pierres, comment
fabriquer des cocktails Molotov, comment se protéger des camions d’eau chaude et des bombes
lacrymogènes. Parce que nous étions convaincus qu’il n’y avait pas de changement sans combat et
nous nous y préparions. Tu sais, Marie, un homme, ça croit facilement en un idéal. Te souviens-tu ? À
l’époque, pour moi, l’amour existait. J’étais encore dans la première phase de la vie humaine, celle de
la naïveté et des rêves. On se promenait devant la mer froide. La puanteur des poissons vendus, qui
faisaient vivre des milliers de familles et mourir des centaines de jeunes pêcheurs sur leurs
embarcations frêles, contrastait avec ta douce odeur, ton parfum de « Mboum ».
Marie…
Ta beauté m’avait convaincu. Je croyais en toi et en Dieu. Tu étais née sur les terrains arides du Fouta.
Les difficultés, les efforts acharnés que tu avais dû consacrer à ce marché désolant de Gueule Tapée
pour nourrir les espoirs de ta défunte mère et de ton père dément…Rien de tout ça n’avait eu raison
de ta beauté. De ton intelligence. Tu avais un but. Je n’en avais pas autant. Moi j’étais juste un rêveur.
Je me croyais plus saint, plus dévoué, plus noble que le reste de la bourgeoisie. Tu m’avais pris sous
ton aile : je devais voir l’autre face du monde. Celle de ceux qui survivent au lieu de vivre. Des enfants
qui mendient au lieu de jouer. Des puits qui s’assèchent. Je croyais avoir vu tout ça, mais je n’avais vu
que la douceur de tes formes en réalité, de tes mains durcies par le travail, mais toujours aussi fines.
Un soir, Dakar s’était enflammée. Vite. On avait emprisonné Momar Sène. THE politicien. L’espoir en
meilleure vie. Ses idées novatrices, son appel à la rébellion contre le système, le vert de son parti, son
soutien par les religieux. Nous y adhérions. Il fallait bien que nous vénérions quelque chose, il fallait
bien que nous ayons une raison de vivre. Tout ceci nous avait séduits et nous étions prêts.
On avait d’abord traversé de nuit la ville sans bruit pour s’installer devant la primature. Tous les
jeunes qui nous avaient accompagnés avaient rampé sous le croissant de lune. Il ne fallait pas que
nos intentions soient trahies. Il ne fallait pas que la brigade de molosses, qui sous la tenue oubliait
nos liens de fraternité, dont les yeux ne voyaient plus notre humanité, nous aperçoive. Marie, les
ordres voilà leur raison de vivre. Eux, au moins, en avaient. Moi je la cherche toujours. Nous rentrions
dans les vieux immeubles coloniaux du haut plateau du centre, qui entouraient la primature. À l’aube,
après la prière, nous avions commencé à tout brûler : les bus, les petites cases aux couleurs orange
qui servaient de point de vente aux vieilles dames éprouvées de la capitale. Dans une révolution,
point de distinction. Tout le monde devait participer aux sacrifices, accepter de souffrir pour des
lendemains plus heureux. L’intérêt général devait primer. Aucun individu ne devait être au-dessus.
On avait oublié une chose : nous étions encore des enfants. C’était bien beau de connaître par cœur
Marx, De Gaulle, Lumumba, Cheikh Anta. Mais sur le terrain, aucune théorie ne tenait. Nous étions
encerclés. Naïfs. Les renseignements généraux avaient prévu tous nos déplacements, ils nous avaient
laissés passer pour mieux nous piéger. Et leur réaction fut terrible. L’odeur du sang, le cri des jeunes
qui, hier encore, profitaient du thé et qui maintenant se confrontaient à la brutalité de la révolution.
Dakar s’effondrait sur nos têtes. S’il y a bien une chose que nous avions oubliée, c’est qu’à Dakar, la
vie ne pardonne pas.
Les corps d’enfants, de jeunes, leur douleur a pourtant servi. L’opinion internationale s’était
offusquée. De l’Octogone au Nouveau Monde, on avait décrié, condamné. Dakar tuait sous la nuit. La
pression populaire, les aides de l’État coupées. La démocratie fut ramenée par notre sang. Ah, les
hommes, si prompts à pleurer les morts, jamais à guérir les malades. Toi et moi, on avait réussi à
s’échapper. Moi en fuyant par l’embouchure du fleuve de Guière. Toi, sortant de prison six mois
après, frêle, ayant souffert. Mais heureuse. Contente. On avait libéré Momar et tous ses compagnons.
C’était maintenant. On allait changer le pays.
Ah, les hommes. Quelle espèce imbécile. Jusque-là, j’y croyais encore. L’amour, le changement, le
patriotisme. Quelle naïveté. Momar nous avait convoqués à son bureau. Nous, le peu de survivants. Il
n’y avait plus Abdou. Sa mère voulait qu’il brave la mort sur une pirogue ; il l’aura trouvée dans une
ruelle. Et Zakaria, derrière une barricade de fortune que moi-même j’avais échafaudé fièrement grâce
à mes connaissances tout droit sorties de l’École Supérieure Polytechnique, il aura reçu une balle. Un
mort est un mort. Révolution ou pas, changement ou pas, sacrifice ou pas, un mort, au bout d’un
certain temps, n’est même plus que des prières ou des larmes. C’est une histoire.
Dans le bureau de Momar, j’ai vu toute la lumière. Pourtant, il fut, Marie, quelqu’un de bien. Il avait
été convaincu par les idées nobles qu’il avait apprises dans ses cours à l’école coranique du Siin. Il
avait assimilé les préceptes de Mamadou Dia. Il avait cru. Mais sans s’en rendre compte, il a muté,
évolué. Devant la puissance, devant le pouvoir, devant la popularité, tout ce qu’il lui restait de sain
avait été transformé en orgueil. Celui de celui qui aspire à diriger. Celui qui cherche à dominer. Celui
qui pense pouvoir changer le monde. Celui du fou. Celui de tout candidat à une élection. Celui de tout
dirigeant. Celui de tout prophète.
Dans son discours, j’ai compris que, pour lui, Abdou était honoré de mourir au combat. Que notre
sacrifice n’était pas vain et que nous en serions remerciés. Remercier ? S’était-il convaincu que le sang
s’était versé pour sa gueule ? Je vous en ai voulu de sourire à ce discours perfide. Avons-nous fait tout
ceci dans un but matériel ? Tant de choses vaines. Son discours creux ne différait d’aucun autre
politicien. Déçu. Il était une loque humaine. Un autre qui avait la vanité de croire qu’il était une
lumière, que tout ce qui lui arrivait était mérité, que c’était sa destinée.
Marie, aucun changement, aucune révolution n’échappe à l’histoire. Pourtant celle qui s’opérait dans
mon cœur, muette, était la seule vraie à mes yeux.
Sorti de son bureau, je décidais de voyager. Nairobi, Khartoum, Madrid, Johannesburg, Moscou. Je
devais tous les connaître. Tous ces imbéciles, les rouges, les fascistes. Les rêveurs : Mandela, Marx,
Guevara, Robespierre. Tous ceux qui sont morts avec un idéal. Tous ceux qui ont cru en Dieu et aux
hommes. Je devais découvrir la réalité de ce monde. Des hommes. Eux, pouvant faire écrire, chanter,
dessiner des machines. Mais incapables d’empêcher les guerres, ou la famine. Eux chantant des
psaumes en tuant. Eux prêchant en violant. Eux emprisonnant en volant. Eux qui font l’amour une
nuit pour se quitter le lendemain. Et je l’ai vu Marie, la seule vérité de l’humanité c’est la mort, rien
d’autre n’est éternel, rien d’autre ne mérite notre attention.
Marie, Dakar n’a pas évolué. Des politiques se sont substitués à d’autres. Au final, la seule vérité de ce
monde, c’est le silence de la mort. L’homme est trop perfide pour changer. Son essence même est
l’attente de la fin. Pressé, je rejoins donc cette vérité par l’eau froide de la Seine. Je te prie de garder
le souvenir de ce qu’on a été.
Tidiane «Souley» SALL,
M2 actuariat, double diplôme avec l’INSA Toulouse