Le 16 décembre 2024, nous avons eu le plaisir d’accueillir dans le répertoire SNCF Connect la nouvelle ligne de TGV quotidienne Paris-Berlin ICE. Paris-Berlin, c’est environ 878 kilomètres à vol d’oiseau, et plus de 1000 kilomètres par route terrestre. Et maintenant, Paris-Berlin, c’est 8 heures 08 de TGV, là où le train de nuit met, précisément, 13 heures et 14 minutes. Cette nouvelle ligne nous fait donc gagner à peu près 5 heures de notre vie : c’est non négligeable, et on penserait se jeter sur l’occasion. Et pourtant, en Europe, la tendance n’est pas à la vitesse : les lignes de trains de nuit se rétablissent plus vite que n’apparaissent de nouvelles lignes de TGV. Le Paris-Venise, autrefois un élément essentiel de tout trajet international avec nos chers voisins, est prévu d’être rétabli d’ici 2029. Alors, d’où sort la volonté d’un nouveau record de vitesse, à l’heure où l’on repense à valoriser la lenteur dans les moyens de transport ?
Cette solution TGV Paris-Berlin a été pensée pour améliorer la mobilité terrestre entre la France et l’Allemagne, en proposant un entre-deux entre le train de nuit et l’avion. En effet, le train de nuit, s’il permet d’économiser une nuit d’hôtel et est l’option la plus écologique, est aussi très contraignant, n’étant disponible que trois fois par semaine. Pour plus de flexibilité, on prend l’avion, avec un prix moyen de l’aller-retour entre 60 et 150 euros en 2023, en classe économique. Mais l’avion, c’est aussi 200 kilogrammes de CO2 par vol Paris-Berlin, et ça, dans les objectifs de pollution européens, ça passe très mal. Alors, les deux pays se mettent d’accord et investissent dans une nouvelle ligne. Tout à fait logique.
Et pour les destinations plus touristiques, comme Venise : quel avantage à perdre quasiment une demi-journée de vacances pour prendre le train de nuit, mis à part la moralité de polluer moins ? Pour comprendre cela, considérons quelques instants l’évolution de notre conception du voyage :
La lenteur a toujours été de mise. Rendez-vous compte : à l’époque, pour traverser l’Amérique d’Est en Ouest, il fallait contourner l’Amérique du Sud par bateau, ce qui prenait environ 3 mois. Ensuite, on a découvert le chemin Pacifique, plus rapide mais plus cher : le trajet n’était plus l’affaire que de quelques semaines. Une autre option, réservée aux plus pauvres, était la traversée terrestre en calèche, à la Lucky Luke. On prenait alors le risque, pendant plusieurs semaines, de se faire attaquer par les Indiens d’Amérique que la civilisation anglo-saxonne n’avait pas encore eu le temps d’atteindre. Pour remédier à ce problème, on a fini par installer des rails. Depuis, malgré l’usage généralisé de l’avion, le train reste la « base » de tout long trajet. Et avec lui, la voiture, avec la mode évidente du road-trip qui, elle non plus, ne date pas d’hier :
Thelma et Louise traversent l’Amérique en voiture. John Steinbeck, dans Voyage avec Charley, le fait en caravane ; il refuse les autoroutes pour mieux apprécier son pays. Les autoroutes, dit-il, sont le paradis des camionneurs et des marchandises, mais pas celui des voyageurs solitaires. Pour lui, le trajet ne constitue pas une attente d’une destination, c’est le voyage en lui-même. Alors, le vrai voyageur ne s’arrête nulle part. Je vois un peu Steinbeck comme le parisien qui part au Vietnam pour faire du back-packing dans la forêt tropicale : lui est un New-Yorkais qui a décidé de traverser l’Amérique dans sa caravane à 30km/h avec son chien en campant sur le bord de la route. Ce faisant, il discute avec les locaux et découvre une Amérique autre que celle des grandes villes : celle du peuple. (C’est d’ailleurs quelques années après cette aventure qu’il écrit Les raisins de la colère.)
L’arrivée de l’avion comme potentiel moyen de transport civil a lui aussi déclenché une poussée vers de nouveaux records : la première traversée de la Manche en avion par Louis Blériot en 1909, puis celle de la Méditerranée sans escale par Roland Garros en 1913, en moins de 8 heures. Roland Garros bat également le record d’altitude en avion. Le record de vitesse est ensuite battu par Marcel Prévost avec 204km/h (en comparaison, aujourd’hui, le TGV Paris-Lyon roule à une vitesse de 240km/h environ). L’essor des transports au début du 20e siècle, c’est aller plus vite, plus haut, plus fort. Et cela est valable également à la fin du siècle : dans Retour vers le futur, il faut aller à 90 M/H pour voyager dans le temps. En d’autres termes, la vitesse mène au progrès.
Aujourd’hui encore, nous aimons le progrès tout autant que nous en avons besoin : les trajets s’accélèrent pour notre plus grand plaisir (merci la ligne 14, grâce à laquelle nous pouvons nous rendre à Orly en quelques 30 minutes). Sur tous nos trajets, on veut gagner du temps, et finissons par ne plus voir l’intérêt de ce qu’il y a entre notre point A et notre point B.
Mais alors, quelle différence entre voyage et simple trajectoire ?
Pour répondre à cette question, j’ai questionné mes amis voyageurs. Certains partent en vacances chez leurs grands-parents en France, d’autres préfèrent échapper à notre mère patrie et se rendre à l’autre bout du monde. C’est ce dernier mode de voyage que critique notamment mon ami Jocelyn, qui a eu la gentillesse de me prêter ses propos : pour lui, le voyage, « c’est voir du pays », être dans l’étonnement devant toutes ses nouvelles formes et couleurs. L’intérêt du voyage, c’est de découvrir de nouveaux paysages, de témoigner de nouvelles cultures à la manière dont Steinbeck l’a fait avec l’Amérique. Et pour lui, plus on avance lentement, mieux on peut admirer ces paysages étonnants et se lancer dans la nouveauté perpétuelle que le voyage implique.
A l’heure de la multiplication des livres de randonnées à vélo à travers l’Europe dans les rayons de Nature et Découverte, Jocelyn critique le « binge-watching du voyage » où la destination n’est pas le pays mais la ville à laquelle on atterrit ; où l’on se rend plus en Australie pour faire du shopping à moindres prix que pour voir les kangourous.
Après cette discussion fort enrichissante, je me suis posé une question : cet été, le Pass Rails n’était-il pas aussi fait pour que nous, jeunes voyageurs, puissions profiter des paysages de notre merveilleux pays ? N’est-on pas heureux, en allant au ski, de voir les premiers paysages de neige à travers la fenêtre du TER ? ou les premiers rayons de soleil, suivis par l’eau bleue de la Côte d’Azur, en descendant au Sud ? J’en ai conclu qu’il avait raison : que quand on ne considérait pas nos quelques heures de train comme un « trajet » nécessaire mais comme une partie intégrante du voyage, on pouvait profiter davantage de cette sorte de préliminaire au changement.
Il ne me reste plus qu’à vous parler du voyage que j’ai fait il y a quelques années avec mon père dans la magnifique Dyane que vous avez la chance de voir en illustration.
Comme vous pouvez l’imaginer, on ne l’achète pas, ni ne l’utilise, pour la performance : c’est une voiture dans laquelle on monte par plaisir. Ce plaisir, c’est celui d’entendre le ronronnement du moteur, de s’asseoir sur des sièges presque aussi mous que ceux d’un canapé, et la ceinture trop serrée (mais, attention, uniquement à l’avant). Celui, aussi, du vent qui nous décoiffe quand on la décapote ; l’odeur de la campagne rentre alors dans l’habitacle pour nous décoiffer les narines à leur tour.
C’était un trajet pour aller entre l’île d’Oléron et la Corrèze, sans emprunter l’autoroute, car on ne pousse pas la Dodoche à plus de 100 km/h. Un trajet qui dure habituellement 3 ou 4 heures, pour nous, a duré une journée. En un jour d’été, nous avons donc pu apprécier l’évolution des paysages plutôt plats de la Charente, qui se sont peu à peu transformés en légers vallons corréziens. Les routes droites sont devenues sinueuses. Sur ces routes, pendant notre passage en Dordogne, nous nous sommes arrêtés dans un petit restaurant de campagne (difficile de faire plus parisienne qu’en écrivant cette phrase, mais ainsi soit-il), qui servait une crème brûlée au foie gras, et autres spécialités locales dont je n’ai pas le plaisir de me souvenir.
Ainsi à travers la lenteur du voyage, on ne fait pas que « voir le pays » : on crée des souvenirs. Que ce soit avec vos proches ou seul, vous vous souviendrez donc sans aucun doute de ce matin dans le train de nuit où vous vous êtes réveillés devant le lever du soleil d’un autre pays, avec un SMS de votre opérateur téléphonique confirmant « vous venez d’arriver en Allemagne »…