Le Banc

Cette nouvelle, intitulée «Le banc», a remporté le prix du public (décerné par les personnes présentes à la cérémonie de remises des prix) à l’occasion du concours de nouvelles 2025.

Brava à Ashley HU pour la qualité de son texte !

Voici son oeuvre :

Le Banc

En ce début d’automne, se trouvait un homme.
Cet homme, comme hier, et avant-hier, et tous les jours précédents celui-ci, était assis sur un banc
dont la couleur s’estompait année après année. Les paupières mi-closes, le sourire aux lèvres, il
savourait paisiblement les derniers rayons de soleil que lui offrait la saison. Autour de lui, les feuilles,
dorées par le soleil couchant, tournoyaient dans le vent, avant de rejoindre délicatement l’épais tapis
au sol. Tristan n’aurait voulu être ailleurs pour rien au monde. Emmitouflé dans une épaisse écharpe
avec une tasse de thé bien fumante entre les mains, il profitait de l’instant présent.
Et quel instant !
Pour l’avoir, il avait tout abandonné. Sa robe d’avocat, symbole de prestige mais devenue trop lourde
à porter. Ses dossiers volumineux imprégnés de l’odeur âcre de l’encre et du papier jauni. Son cabinet
poussiéreux où des livres de droit jamais relus lui faisaient office de décoration. Il avait même laissé
derrière lui son café serré sans sucre, qu’il prenait religieusement trois fois par jour depuis ses dix-huit
ans.
Tristan avait, du jour au lendemain, décidé de tout plaquer. Non pas par lassitude, mais par soif de
liberté.
Ce qu’il voulait désormais, c’était saisir ce que la vie avait de plus précieux à offrir : le temps. Ce
temps qu’il avait gaspillé à courir après une vaine gloire, à accumuler des biens qui ne le comblaient
en rien, et à nourrir son compte en banque.
Après vingt ans passés à lire, écrire et réfléchir droit, il avait enfin pris conscience que la vie n’était
pas supposée être si complexe et fatigante, mais qu’au contraire, elle pouvait être douce et
insouciante. C’en était fini du stress, des nuits blanches et des procès sans fin. Et il ne lui aura fallu
que d’un livre, un seul, conseillé par sa voisine un matin de printemps, pour que tout bascule.
Oui, Tristan avait enfin compris que dans la vie, il n’était peut-être pas question de toujours travailler
plus dur, vouloir plus, demander davantage. Peut-être que le secret du bonheur résidait dans la quête
inverse : contempler la nature, profiter des plaisirs de la vie, manger, boire et dormir !
Peut-être que l’oisiveté, loin d’être une faiblesse, était le propre de l’Homme. Ce qui le rendait
véritablement heureux. Après tout, n’est-il pas de notoriété publique que les aristocrates considèrent
l’activité de ne rien faire comme étant la plus noble et la plus digne qui soit ? Ne rien faire, mais ne
rien faire avec grâce, et avec intention.
Du moins, tel était l’état d’esprit de Tristan jusqu’à ce fameux jour.
Ce fameux jour, où il avait enfin compris.
Ce fameux jour, où il a vraiment compris.
Ce jour-là, comme à son habitude, Tristan était assis sur son banc.
L’après-midi était ensoleillé, les températures douces, et Tristan somnolait, l’esprit serein et apaisé,
avec un stoïcisme fraîchement acquis.
D’ordinaire, il pouvait bien rester là des heures, sans que personne ne lui adresse la parole, mais
aujourd’hui, quelqu’un en avait décidé autrement.

Ce quelqu’un était un jeune garçon. Il tenait dans sa main un livre intitulé La Révolution terrienne :
avancer pour revenir.
« Curieux », pensa Tristan, « il semble bien jeune pour lire un tel ouvrage. »
— Monsieur ? s’enquit le petit garçon, alors qu’il s’asseyait à côté de Tristan.
— Oui ? répondit ce dernier poliment.
Un instant s’écoula avant que le petit garçon ne pose la question qui le taraudait tant :
— Vous regardez quoi ?
— Ce que je regarde ? répéta Tristan, perplexe.
— Bah oui, vous regardez quoi là, assis sur votre banc ? Vous êtes assis ici toute la journée. Je le sais
bien parce que quand je pars pour l’école et quand je reviens, vous n’avez pas bougé d’un pouce. Et
vous avez l’air tellement absorbé… on dirait que vous assistez à un spectacle !
Amusé, Tristan se tourna vers notre jeune ami et lui déclara, sur le ton de la confidence :
— Je dirais plutôt qu’il s’agit d’une vaste mascarade.
Confus, le jeune garçon s’arrêta un instant, puis soupira, exaspéré :
— Mais ce sont des passants, pas des comédiens !
Pas des comédiens ?
Si seulement il savait.
— Ce ne sont pas que des passants, mon jeune ami, tu te trompes. Chacun d’entre eux joue un rôle
bien précis qui lui a été donné, et s’évertue à l’accomplir comme il le peut.
Il pointa du doigt un homme qui devait probablement avoir dans la quarantaine, puis reprit :
— Tiens, regarde. Vois-tu cet homme ? C’est un père de famille. Tu peux le deviner à l’alliance qu’il
porte. Il s’en va travailler.
Tristan observa le costume trois pièces, les épais sourcils froncés et l’air agacé de l’inconnu, puis
ajouta avec un sourire en coin :
— Et tu peux être certain qu’il travaille en finance de marché. Les oxfords noirs ne trompent pas.
Même s’il n’avait pas saisi grand-chose, le petit garçon acquiesça. Aussi, Tristan poursuivit-il sa
tirade.
— Ah, et puis cette jeune fille là-bas, en uniforme scolaire, sa mission est de réussir à décrocher de
bonnes notes et de performer à l’école, afin de pouvoir intégrer l’université de ses rêves et décrocher
un diplôme prestigieux.
Quant au couple qui se tient la main près de l’étang, je mettrais ma main à couper que ce sont des
jeunes mariés. Cela se devine à la manière dont ils se regardent…
Perdu par tant de descriptions et ces mots compliqués, le petit garçon revint à la charge :
— Pff, votre explication est totalement nulle, déclara-t-il d’un air las. Ce ne sont pas des comédiens,
ce sont juste des gens. Des G-E-N-S.
On dit toujours que les adultes savent plus de choses que les enfants, mais je crois bien qu’on m’a
menti, lança-t-il de but en blanc.
Bien que conscient que son interlocuteur n’était qu’un enfant, Tristan ne put s’empêcher de se sentir
irrité par son impertinence, alors même que c’était lui qui ne comprenait rien à rien.
— Puis si on vous écoutait, ce serait quoi votre rôle à vous ?
Tristan sourit, comme si la question l’amusait et le défiait à la fois.
— Pour moi, c’est différent, déclara-t-il, la voix teintée de fierté. Moi, je ne joue aucun rôle. Je vis simplement tel que je l’entends, tel que je suis. Et personne, entends-tu, personne ne parviendra à
m’en attribuer un. Je refuse d’être un esclave.
Le garçon fronça les sourcils, intrigué.
— Esclave ? répéta-t-il.
— Oui, esclave, reprit Tristan, plus grave cette fois. Les gens sont tous asservis, au fond. Chacun croit
avoir des rêves, des objectifs, des aspirations. Mais sais-tu ce que c’est, vraiment ? Ce ne sont que des
idées qu’on leur a mises dans la tête. La société leur souffle ce qu’ils doivent vouloir, et ils obéissent,
tels des automates.
Il marqua une pause, puis poursuivit, plus lentement :
— Bien souvent, les Hommes n’ont aucune idée de ce qui les dirige. Ils ne façonnent pas leur vie, ils
la subissent. Et le pire, c’est qu’ils ne s’en rendent même pas compte.
Le garçon plissa les yeux, sceptique.
— Mais comment vous pouvez le savoir, vous, que ce n’est pas leur rêve à eux ?
Tristan se pencha légèrement vers lui, comme pour partager un secret.
— Parce que je les ai observés, assis sur ce banc. Jour après jour. Penses-tu vraiment qu’ils se
demandent : À quoi rime tout ça ? Pourquoi je fais ce que je fais ? Pourquoi je me comporte
exactement comme la société l’exige ?
Le garçon réfléchit un instant, les yeux perdus dans le vague. Puis il haussa les épaules.
— Hmm, non, pas vraiment.
— Précisément, chuchota Tristan en haussant les épaules à son tour.
Au fur et à mesure que Tristan avançait dans la vie, il avait peu à peu ouvert les yeux. Et il avait fini
par voir. Les gens vivaient sans réaliser qu’ils n’exerçaient jamais leur véritable libre-arbitre. Tels des
marionnettes dont les fils sont tirés par la société et ses institutions, ils ne voyaient pas qu’ils ne
décidaient de rien. Cette évidence, Tristan l’avait comprise. Et il l’avait acceptée. Il s’était, malgré lui,
habitué à cette solitude entêtante, qui chaque jour l’enveloppait un peu plus, alors pourquoi ?
Pourquoi cela faisait-il encore aussi mal ?
Parler avec cet enfant n’aurait pas dû l’atteindre. Et pourtant, l’innocence du garçon, loin de le
réconforter, l’avait laissé encore plus désemparé. Lui aussi, comme les autres, ne l’avait pas compris.
Tristan se sentait une fois de plus seul, incompris, voire même un peu fou. Il avait la ferme impression
d’être le seul à voir le monde tel qu’il était, d’être le seul conscient de sa propre existence, de sa
finitude, de cette absurdité qui régissait tout.
Seul à comprendre qu’en fait, rien n’a de sens.
On s’efforce de vivre une vie pleine de sens, alors que la ligne d’arrivée est la même pour tous et
qu’elle se trouve six pieds sous terre.
L’enfant, qui avait patiemment écouté notre protagoniste, le fixa de ses grands yeux expressifs, et
déclara alors :
— Mais monsieur, si vous ne jouez aucun rôle, alors vous ne faites rien. Et si vous ne faites rien, à
quoi ça sert de vivre ?

Tristan resta silencieux.
Les mots de l’enfant résonnèrent en lui, comme un écho lointain d’une vérité qu’il avait toujours
refusé d’entendre. Une vérité qui, maintenant, s’imposait à lui avec une clarté aveuglante.
Ainsi donc, il avait eu tort.
Lui qui au début, comme tout le monde, croyait que réaliser ses rêves et ses objectifs était ce qui
donnait le sens de la vie.
Lui qui ensuite, avait cru devenir supérieur au commun des mortels, en réalisant que ce n’est pas nous
qui avons voulu la richesse, la gloire, ou le pouvoir, mais que c’est la société qui nous l’a fait croire.
Que la vie était vaine, enfin.
Lui qui, désormais, avait vraiment compris.
Nos rêves et nos objectifs ne sont pas nécessairement les nôtres au départ, mais si on passe assez de
temps, à y réfléchir, à y penser et à apprendre à nous connaître sincèrement, alors peut-être, peut-être,
que nous pourrons créer les nôtres.
La vie n’est pas vaine.
Elle a un sens, mais c’est à nous de lui en donner un.

Ashley HU

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