Un malheureux oubli

Un malheureux oubli

 

Dans le lit, je le regarde allongé à mes côtés. Il est là endormi, figé par le sommeil, silencieux. On pourrait presque l’entendre respirer. Il ne sait pas que je le regarde et pourtant, je m’attendris sur son repos. Que tu es beau comme cela, immobile et sage… Mon cher réveil, il me reste moins de deux semaines à présent pour reposer paisiblement à tes côtés, avant que tu ne me chasses à nouveau du lit tous les matins. Les vacances, l’hibernation du réveil, une période bénie, sans les cauchemars chronométrés de la machine stridente. Un temps où on ne le regarde même plus, où on l’oublie… Heureux temps des vacances, poésie du… « Mais qu’est-ce que tu fais encore au lit ?! Il est bientôt midi, je suis aux fourneaux depuis 8 heures et toi tu trainasses ?? Rends toi un peu utile ! Allez debout ! »

Mon petit réveil et moi nous regardons, interloqués. J’avais oublié hélas qu’il y avait sur cette terre plus strident que son tintement électronique : la voix de ma mère sur-stressée un matin de Noël. Je soupire longuement, et enfile mes chaussons. En passant devant le salon, le sapin m’adresse ses clins d’œil par milliers, à ses pieds, ma sœur a déjà déposé ses chaussons. Je souris intérieurement et me dirige, grisée de sommeil, vers la cuisine. J’entre, la bouche pâteuse, en quête d’un jus d’orange bien frais et d’un café bien fort. À la place de tout cela, en ouvrant la porte, je suis saisie à la gorge par une insoutenable odeur qui me soulève l’estomac : un mélange olfactif de dinde rôtie, de marrons à la vapeur et de saumon fumé. Sous le choc, je reste quelques secondes immobile, la poignée entre les mains, les yeux et les narines révulsés. « Mais ferme la porte ! Ca va sentir le rôti dans tout l’appartement ! Tu veux ruiner mon dîner ?! ». Je m’enfonce non sans effort dans les nuées infernales de vapeur à la volaille.

Je ne puis m’empêcher de songer que je savais bien que mes talents d’apnéiste cultivés au cours de mes 5 ans de natation finiraient un jour par s’avérer utiles. Au terme d’une minute et douze longues secondes sans respirer je sors, essoufflée et aussi rouge que le costume de Santa, mais victorieuse avec mon verre de jus d’orange et mon café.

Je pose avec soulagement mon précieux butin sur la table du salon. Je reprends peu à peu mon souffle, et bois avec délectation le breuvage bienfaisant, bercée par le ronronnement lointain des fourneaux et le tintement régulier de l’horloge. « Mais tu as décidé de m’assassiner ?! Tu vas renverser ton café sur ma nappe, allez ouste ! On voit que c’est pas toi qui prépares tout ! Et puis va t’habiller ! C’est incroyable quand même ! Elle est belle la jeunesse qui pantoufle à midi et demie quand il y en a d’autres qui travaillent ! ».

Boutée hors du salon, je me retire dans ma chambre. Je dépose sur mon bureau mon jus d’orange et mon café presque tiède et j’allume mon ordinateur. Sur Facebook, c’est une avalanche de neige artificielle sur des sapins croulant sous les boules bigarrées. Mes amies américaines ont affublé leur chient d’un costume rouge à fourrure blanche, quant au père de ma correspondante allemande, Rudolf, il arbore fièrement un serre-tête à cornes de rênes.

Noël, une sacrée journée over-enguirlandée. Que de bonheurs enfantins autour d’un sapin au pied tapissé de cadeaux ? Magie de Noël, joie de ceux qui… « Ma chérie, je peux rentrer ? ». C’est mon père cette fois qui entre dans ma chambre. « Toujours en pyjama ? J’ai une course à faire, j’aimerais que tu viennes avec moi, tu peux être prête dans dix minutes ?».

Un quart d’heure plus tard, je m’assieds dans la voiture, mon père démarre, je perçois alors la crispation de ses mains sur le volant. Il laisse planer un long, long silence, cherchant sans doute ses mots. « Ma chérie… Ce que je vais t’annoncer va sans doute te surprendre et même te choquer… mais je suis dos au mur… Je ne pensais pas que ça m’arriverait un jour… Tu comprends… ta mère et moi sommes mariés depuis 25 ans, des Noëls comme aujourd’hui, nous en avons passés ensemble. Et puis vient un moment où la routine s’installe, où la magie passe aux oubliettes… Et c’est ce qui s’est passé cette année… J’ai fait une énorme bêtise… J’espère que tu ne me jugeras pas… »

Les muscles de sa mâchoire se tendent, un rire nerveux lui échappe tandis que le cuir de la portière s’enfonce sous mes ongles. Mon cœur bat plus vite qu’après ma minute douze d’apnée ce matin. Ma gorge est douloureuse, mon menton se met à trembler nerveusement.

« Oh ma chérie ne réagis pas comme ça, toi aussi tu trouves ça affreux… Et ta mère, oh ta pauvre Maman, elle ne me le pardonnera jamais ! Jamais ! Tu la connais… J’ai besoin de ton aide ma chérie pour réparer mon erreur… ». Tout se trouble autour de moi, je n’entends plus rien, je ne vois plus rien. Tout, son et image, n’est plus qu’un brouillard informe dont le drame me prend à la gorge. « Papa, je… Excuse-moi mais je ne peux pas prendre part à ça…» - « Chérie » - « Désolée Papa… Il faut que je sorte ». Je manque de me faire écraser en quittant la voiture, Papa a compris, il n’insiste pas et referme la portière derrière moi. Je respire l’air glacé de décembre, une grande claque thermique pour faire passer celle que je viens d’essuyer.

Je marche plusieurs heures au hasard des rues, ne parvenant pas à détacher mon esprit de cette idée : « Papa va quitter Maman le soir de Noël ».

Le dîner fût exécrable. Maman gloussait comme feu la dinde que nous déchiquetions chacun de nos dents. Pourtant je me demandais si cette pauvre bête n’avait pas en réalité un destin plus enviable que celui de ma Maman. Mon père lui, de son côté, n’osait pas me regarder, il approuvait comme à son habitude, tout ce que disait ma mère, triomphante de fierté devant son dîner parfait avec sa famille parfaite… Alexandra quant à elle riait de bon cœur, en tournant régulièrement la tête vers le sapin entouré de paquets.

Vint la fin du dîner, l’heure des cadeaux. Il n’avait encore rien dit. Alexandra les ouvrit la première, puis ce fût mon tour. Comme prévu, un sac et un nouveau manteau. J’embrassais machinalement mes parents, ma mère comme mon père. La gêne se peignait de plus en plus sur son visage. Ma mère, tout excitée lui offrit son cadeau : une semaine à Venise pour deux. Je ne pus m’empêcher de penser qu’ils ne feraient jamais ce voyage.

Puis vint le tour de mon père, un silence s’installa. Oh non Papa… Pas maintenant, pas au moment des cadeaux… Je le vis baisser les yeux au sol, il me regarda timidement, mon cœur se mourrait dans ma poitrine. Puis il fixa à nouveau le tapis et ensuite Maman, qui commençait à comprendre que quelque chose de bizarre se tramait.

« Ma chérie, dit-il en s’adressant à ma mère, je m’en suis rendu compte trop tard, je suis désolé, j’ai essayé de me rattraper je te promets mais… j’ai oublié ton cadeau ». Un silence s’installa dans le salon.

Ma mère se raidit nerveusement sur sa chaise, elle eut un petit rire. « Tu plaisantes François ? » gloussa-t-elle timidement. Mon père fixa, rouge de honte, le bout de ses chaussures noires. Il leva les yeux vers moi, et je crois qu’un sourire accompagna sur mon visage, un soupir de soulagement. Je regardai mon père, rouge et confus, tordu par la honte, et ma mère, outrée, rouge elle aussi, d’indignation à la pensée que son mari ait pu l’oublier, elle, le soir de Noël. Le prétendu drame de ce soir me sembla alors tellement risible en comparaison de ce à quoi je me préparais que j’eus toutes les peines du monde à réprimer un fou-rire nerveux.

Quand ma mère et ma sœur se furent retirées, j’adressai à mon père dans mon baiser du soir, toute la reconnaissance de celui auquel on a offert de comprendre combien est précieuse une famille unie et heureuse. « Je croyais que tu voulais quitter Maman » lui glissai-je.

Il me prit brusquement par les épaules. Après m’avoir dévisagée pendant de longs instants il me serra contre lui et je lui rendis son étreinte. Nous fûmes tous deux secoués, en même temps, d’un rire immense, d’un rire bienfaisant de soulagement qui rendit tout à coup insignifiante la « tragédie » de ce soir. « François tu comptes glousser encore longtemps comme ça ? » lança ma mère du fond de l’appartement. Mon père m’adressa un clin d’œil, je lui rendis un sourire, nous échangeâmes un « Bonne nuit » empreint de tendresse et je partis rejoindre mon cher réveil. Dans le lit, je le regarde allongé à mes côtés.

 

La Plume vous souhaite un Joyeux Noël !

 

 

 

 

 

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