Un vendredi soir, sur mon lit, je suis encore sur mon téléphone. Cela doit faire bien deux heures, mais le temps passe sans être vu. Je « scrolle » donc sur Youtube et puis un titre pique ma curiosité « Classical Musicians Make Violin LoFi Track in 1 Hour », d’une chaîne menée par deux violonistes et Youtubeurs, TwoSetViolin. Etant une grande admiratrice du genre musical lofi, je décide de regarder. Le processus de mixage est plutôt facile : une vidéo de l’un d’entre eux étudiant à côté d’une fenêtre, tournée en boucle, une musique instrumentale déjà existante (mais dans leur cas, jouée) en fond, des effets sonores, un battement, quelques paroles calmes répétées dans la musique… Toutefois, les résultats des deux youtubeurs contrastent fortement, bien qu’ils aient tous les deux suivi un schéma de composition similaire ; l’un pourrait être assimilé à un film d’horreur, l’autre est une musique que j’apprécie, sans être exceptionnelle. Le processus était simple, mais le rendu était plutôt décevant, venant de deux musiciens reconnus.
Le lofi face à la hi-fi
Le lofi, c’est la contraction de deux mots, Low et Fidelity, qui s’oppose à la hi-fi, High Fidelity. Pour ceux qui, comme moi, ignorent tout du monde musical, cela signifie essentiellement que l’on peut entendre dans le lofi des imperfections de son qui n’existent pas dans le son hi-fi, comme des grésillements, l’environnement sonore naturel, des déformations musicales. Ainsi, en suivant cette définition, le lofi existe depuis le début de l’enregistrement sonore. Il est aussi historiquement associé à une mauvaise qualité de musique ; ce seront ainsi des musiques faites en dernière minute ou dans de mauvaises conditions d’enregistrement qui seront qualifiées de lofi.
L’histoire du genre remonte ainsi aux années 1950. Le terme peut alors être appliqué à tous les enregistrements de mauvaise qualité, souvent par manque de ressources financières ou de temps. On retrouvera ainsi des albums lofi des Beach Boys, comme Smiley Smile, Wild Honey, ou bien des enregistrements faits par les artistes eux-mêmes avec des équipements non-professionnels, tel McCartney, album éponyme de l’un des membres du groupe The Beatles.
L’avènement des technologies à l’origine de l’électro donna l’opportunité de construire un son dégradé de manière totalement intentionnelle. Une opportunité saisie par les groupes de alt rock et indie pop, tels que le célèbre R.E.M., ou Beat Happening. En 1993, le terme « lo-fi » gagne en popularité grâce à un titre du New York Times sur le groupe Beck, dont le single « Loser », enregistré dans une cuisine, a fait partie du top 10 du classement Billboard.
Une démocratisation de la création musicale
L’arrivée des ordinateurs et leur massification contribuèrent à la création de musique depuis chez soi, notamment la « bedroom pop », un terme pour désigner les musiques faites ou enregistrées autre part que dans un studio. Parallèlement, durant les années 50 aux années 2000 se généralise la musique d’ambiance, parfois qualifiée de musique d’ascenseur, cela venant du fait que dans les grands bâtiments, les ascenseurs prenaient du temps à monter les quelques 40 étages, et il était nécessaire de détendre l’atmosphère grâce à une musique de fond agréable, faisant passer l’anxiété et le stress. Chose que celle-ci ne réussissait pas à faire.
Le lofi actuel se trouve être un mélange des deux. Non seulement la quasi-totalité des musiques lofi sont réalisées par de parfaits inconnus – en tant que grande fan du genre, je ne peux vous en citer que trois – qui font tout depuis chez eux, mais le style est très manipulé et parodié par des personnes dont les qualifications musicales sont manquantes. Il suffit de prendre un morceau de « Gymnopédies » de Erik Satie, ou autre musique nécessitant pas plus de deux instruments et plutôt répétitif, avec quelques accords simples de jazz, le ralentir un peu, y rajouter quelques paroles de Merkel, un rythme battu régulièrement, quelques petits bruitages rappelant un VHS, et le tour est joué. Vous vous trouvez avec « lo fi merkelwave beats to relax/get nothing done to », parodie d’une vidéo en live au nom très similaire sur laquelle, nuit et jour, près de 50 000 personnes écoutent et étudient accompagnés de Jade, l’icône d’un grand nombre d’étudiants autour du monde. (1) On retrouve aussi une version de la vidéo par Will Smith, « chill beats to quarantine to », ou même avec des extraits de discours de Bernie Sanders. Du lofi à toutes les sauces, pour tout le monde, par tout le monde, avec une facilité déconcertante.
Les artistes lofi, bénévoles passionnés ou fainéants avides ?
Des artistes inconnus pour la plupart, des superstars qui s’essaient au genre, une recette simple, mais ratée par des musiciens reconnus… On ne sait plus quel est l’objectif du lofi, comment le différencier des autres genres musicaux (indie rock, indie pop, gringe, alt rock, alt pop, chillhop, vaporwave… un monde de genres aux frontières variables), ou s’il représente même un genre en général. De même se pose la question de ses créateurs… sont-ils des fainéants qui ne veulent pas utiliser plus de trois instruments, et s’amusent le soir à assembler des bruitages trouvés sur internet, omettant parfois les droits d’auteur, ou sont-ils de vrais passionnés de l’esthétique et du « vibe » lofi, cherchant à apporter aux auditeurs un moyen de se détendre ou de se concentrer, optimisant leurs connaissances des bruits blancs et des films des années 1950 ?
Il n’y a pas vraiment de réponse à la question. Toutefois, le relatif statut incognito de la plupart des créateurs leur donne un champ créatif extrêmement important, et ne leur offre pas la possibilité de la reconnaissance, ou du gain pécuniaire. En somme, ce sont des gens comme vous et moi, intéressés par la composition musicale, et utilisant leur ordinateur pour créer et partager avec le monde leur passion.
Une musique d’ascenseur populaire
Une question reste en suspens : pourquoi cette popularité ? Le style est simple, presque ennuyant, et incroyablement rébarbatif. Quel intérêt y portent ces quelques millions de personnes dans le monde ?
Pas de science exacte, là encore, mais on peut supposer des éléments de réponse. Le premier aspect qui vient en tête est l’utilité scolaire de la musique. La relative monotonie, les tons majeurs de la musique, les accords simples mais stylistiques de jazz, le manque de paroles ou de complexité musicale qui détournent l’attention, des tempos lents propices à la concentration, et les bruits de fonds comme la pluie ou les grésillements donnant un air éloigné à la musique font de celle-ci un parfait bruit de fond, une « musique d’ambiance ». La présence fréquente des Gymnopédies n’est d’ailleurs pas anodine, Erik Satie étant l’un des précurseurs du mouvement de la « musique d’ameublement » comme lui-même n’hésitait pas à qualifier certaines de ses œuvres. Une musique parfaite pour se concentrer sur ses tâches et ne pas en être détourné.
Une deuxième approche que l’on retrouve est la nostalgie. Les extraits des films avec Marilyn Monroe et autres personnes utilisant un accent transatlantique, des citations presque toujours romantiques, philosophiques ou pleines d’espoir, un jazz créatif, le VHS et la pluie ; des éléments qui ramènent à une période que nombre de ces auditeurs n’ont pas connu, quand les temps paraissaient plus simples, l’amour moins superficiel, les oiseaux chantant encore en ville, et la critique moins omniprésente.
Enfin, comment ne pas mentionner le « vibe » ? Cette nostalgie rapporte aussi à toute une esthétique de « doomer ». Les vidéos d’accompagnement sont presque exclusivement des clips d’animations dessinées à la main, majoritairement des vieux Disney, de vieux extraits des Simpson, mais surtout des morceaux recollés de vieux films et séries d’animation japonaise, notamment Cowboy Bebop, Je peux entendre l’Océan ou encore Si tu tends l’Oreille. Une esthétique qui accompagne la vie quotidienne, créant un espace de calme dans un monde qui avance à vitesse grand V sans jamais ralentir, une sensation similaire à celle d’être dans le siège passager d’une voiture et de regarder le monde défiler sous ses yeux. Une bulle de calme dans un torrent de vie.
Dijkmans Ieva, L3 Gestion
(1) https://actu.fr/auvergne-rhone-alpes/lyon_69123/pop-culture-lofi-girl-live-youtube-lofi-hip-hop-radio-habite-lyon_32988561.html
Jade est en réalité lyonnaise, l’animation a été réalisée par un étudiant en art à Lyon.