Église(s) : l’autre guerre russo-ukrainienne

Église(s) : l’autre guerre russo-ukrainienne

Samedi 15 décembre 2018, un concile d’ecclésiastiques orthodoxes ukrainiens a acté la création de l’Église orthodoxe d’Ukraine. Mettant fin à 332 années de tutelle religieuse de Moscou, cette indépendance cultuelle s’invite dans les tensions entre l’Ukraine et la Russie, depuis l’annexion de la Crimée en 2014.

 

Un peu d’histoire

Carte du Rus’ de Kiev

L’Église orthodoxe d’Ukraine est juridiquement dépendante de l’Église russe. Pour le comprendre, il faut remonter d’un millénaire, lorsqu’en 988, Volodymyr, grand Prince de la Rus’ de Kiev (une principauté slave orientale s’étendant du nord de la Roumanie à la Mer Blanche) s’est convertit au christianisme dans les eaux du Dniepr, avec l’accord de Byzance. C’est ainsi que se fonde la civilisation slave orthodoxe, dont Kiev en est le berceau originel.

A la chute de Byzance en 1453, l’ensemble de l’orthodoxie slave est recouverte par l’Empire ottoman, sauf la Moscovie, une petite principauté. Après plusieurs dominations étrangères de la ville de Kiev par la Lituanie, puis la Pologne catholique, les Cosaques (ces anciens cavaliers slaves d’Europe orientale) parviennent à rejoindre l’Empire russe au XVIIème siècle. En conséquence, en 1686, Moscou s’arroge le droit de nommer l’évêque de Kiev (que l’on nomme le « métropolite de Kiev ») : de fait, les terres d’Ukraine colonisées passent sous la tutelle juridique du Patriarcat de Moscou.

Depuis, l’Église orthodoxe en Ukraine est divisée en 3 juridictions :

  • Le Patriarcat de Moscou (dominant depuis 1686) ;
  • Le Patriarcat de Kiev (créé en 1992 à l’implosion de l’URSS) ;
  • Une micro-église autocéphale qui a survécu aux répressions soviétiques en s’exilant.

 

L’extension de la Guerre du Donbass

L’annonce de cette indépendance de l’Église d’Ukraine intervient alors que les tensions russo-ukrainiennes entrent dans leur cinquième année. Ces tensions géopolitiques remontent à 2014 où la Russie avait annexé la Crimée après la sécession de ce territoire face au nouveau pouvoir installé à Kiev. Dès lors, en outre, un front s’est ouvert dans l’Est séparatiste prorusse de l’Ukraine, conflit qui aura entraîné plus de 10 000 morts.

Ces tensions entre les deux pays ont connu, d’ailleurs, un regain d’intensité en novembre dernier lorsque l’armée russe a intercepté 3 navires militaires ukrainiens au large de la Crimée. Ce qui était la première confrontation militaire directe entre les deux pays ; vu que les tensions armées se tenaient jusqu’ici entre l’armée ukrainienne et les milices prorusses de l’Est de l’Ukraine, soutenues – officieusement seulement – par Moscou.Église(s) et géopolitique régionale

Déjà à l’autonome dernier, des députés ukrainiens exprimaient leur méfiance envers les religieux fidèles au Patriarcat de Moscou. En effet, le député Youri Bereza a proposé d’interdire les activités de l’Église orthodoxe russe au sein de l’armée ukrainienne.

Du point de vue de Kiev, s’affranchir de la tutelle religieuse de Moscou est devenu une garantie de la souveraineté nationale. C’est pourquoi le président ukrainien Petro Porochenko s’est investi dans les négociations pour l’indépendance de l’Église d’Ukraine, faisant de nombreux déplacements à Istanbul auprès du Patriarche œcuménique de Constantinople (clef de voûte de l’Eglise orthodoxe).

« L’Ukraine ne boira plus […] le poison de Moscou dans le calice de Moscou »

Alors que l’Ukraine est un pays où il y a une séparation officielle entre politique et religieux, le président Porochenko a tout de même assisté et pris la parole lors de ce concile du 15 décembre. Pour lui, cette indépendance religieuse « est une question de sécurité nationale, de notre statut d’État. Nous acquérons une indépendance spirituelle qui équivaut à une indépendance politique. Ce jour entre dans l’histoire de l’Ukraine comme un jour sacré, celui de l’obtention définitive de l’indépendance par rapport à la Russie. L’Ukraine ne boira plus […] le poison de Moscou dans le calice de Moscou ». Pour Monsieur Porochenko, c’est une Église « sans Poutine, sans Kirill [le patriarche de l’Église russe, NDLR] et sans prière pour l’armée russe ».

Alors que le concile a débouché sur l’unification des 3 Églises présentes en Ukraine (russe, ukrainienne et la micro-église), Serhiy Dumenko, 39 ans, connu sous le nom d’Épiphanie, a été élu nouveau patriarche de Kiev, soit le chef de l’Église (libre) orthodoxe d’Ukraine. Cette indépendance de l’Église d’Ukraine a été rendue possible par l’adoption d’un acte légal du Patriarche de Constantinople, Bartholomé Ier (l’équivalent du pape pour l’Église orthodoxe). Celui-ci accorde l’autocéphalie au Patriarche de Kiev, c’est-à-dire qu’il la reconnaît comme Église nationale, canonique, reconnue internationalement et égale à ses pairs. C’est donc depuis le 6 janvier 2019 que l’Église d’Ukraine existe officiellement, avec la remise du tomos (le décret garantissant le caractère canonique de l’Église). Côté législatif, le Parlement ukrainien a voté une loi qui oblige la branche religieuse qui veut rester liée à l’Église russe de mentionner cette allégeance à Moscou dans sa dénomination officielle. Ainsi, cette branche fidèle à Moscou ne s’appellera plus l’« Église orthodoxe en Ukraine ».

Vladimir Poutine, lors de sa conférence de presse annuelle, a accusé une « violation flagrante et profonde des libertés religieuses » et déplore une « rupture plus grande entre les peuples russe et ukrainien ».

Ce schisme religieux traduit une divergence entre Constantinople qui a une traditionnelle approche libérale de l’orthodoxie et le Patriarcat de Moscou qui a fait alliance d’un point de vue diplomatique à Monsieur Poutine. Justement, lors du discours d’intronisation du Patriarche de Moscou en 2009, le nouveau chef de l’Église russe, Cyrille de Moscou, a indiqué que reposait sur ses épaules le fardeau de l’unité des « mondes russes », reprenant ainsi une vision poutinienne de la diplomatie russe.

Vladimir Poutine et le Patriarche Cyrille de Moscou.

 

Église, nationalisme (et électoralisme ?)

Dans cette affaire religieuse s’interpose le temps court des élections. Le président Porochenko est candidat à sa propre succession lors des présidentielles du 31 mars 2019. Cette victoire politico-religieuse est précieuse pour le président sortant, lui qui se situe derrière Ioulia Timochenko dans les sondages, candidat pro-russe.

« Dans le monde slave, l’Église et l’État sont une même réalité »

Il faut rappeler que l’Ukraine est dans un état de corruption endémique. Alors, le P. Porochenko joue la carte du nationalisme (une nation, un État, une Église) afin de réunir les suffrages derrière sa candidature. L’historien Jean-François Colosimo indique que le nouveau Patriarche de Kiev est « un homme de Porochenko » et se distingue « par une forme de chauvinisme, d’hypernationalisme, qui s’inspire plus de l’histoire ukrainienne que de la spiritualité » et « sera aux ordres » du président sortant. Cette perspective religieuse-nationaliste, d’autres pays de tradition orthodoxe la craignent. A l’exemple du Monténégro qui fait partie de l’Église de Serbie, alors même que le Monténégro ne fait plus partie de la Serbie ; la présence d’une Église autonome en Macédoine ; ou encore des questions entre la Russie et la Roumanie – sur l’orthodoxie en Moldavie – qui sont sujettes à des frictions entre les deux pays.

Enfin, l’historien rappelle qu’historiquement, dans le monde slave, « l’Église et l’État [sont] une même réalité », ce qui renforce alors un sentiment nationaliste, comprenant la nation, l’État et l’Église (propre à chaque pays). On en revient à l’idée de nation (un peuple, un État, une Histoire, une religion) développée par J. G. Fichte (Discours à la nation allemande, 1807), reprenant J. G. Herder.

A ce titre, il faut retenir que dans l’histoire slave, la construction du « monde russe » s’est faite sur cette conjonction entre le Kremlin et le Patriarcat russe. Une alliance qui, d’une part, a servi de ciment national à l’intérieur et, d’autre part, d’une véritable diplomatie culturelle, où l’Église de Moscou participe au rayonnement russe et l’influence extérieure du pays.

 

 

Julien Robin, M1 APRS

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