Pour Alban Jacquemart, maître de conférences en science politique à Paris-Dauphine et spécialiste du genre, « être féministe, c’est refuser que l’on nous attribue un certain nombre de qualités simplement parce qu’on a été catégorisé homme ou femme ». Le combat pour l’égalité des sexes est souvent perçu comme exclusivement réservé aux femmes. Pourtant, certains hommes décident de le mener à leurs cotés. Dans sa thèse, Alban Jacquemart se penche sur ces hommes hors du commun et sur leur engagement dans les mouvements féministes en France de la fin du XIXème siècle à nos jours. La Plume est partie à sa rencontre afin de comprendre un peu mieux cet engagement improbable.
Thèse d’Alban Jacquemart publiée en 2015
Vous avez étudié l’engagement des hommes dans les mouvements féministes français. Qu’avez découvert au cours de vos recherches historiques ?
Ma thèse sur l’engagement des hommes dans les mouvements féministes en France a mis en évidence différents points. J’ai d’abord montré qu’il y a toujours eu des collectifs féministes mixtes avec des hommes militants, bien que minoritaires, et ce dès l’apparition des premiers mouvements féministes vers la fin du XIXème siècle. J’ai aussi observé qu’à l’exception de quelques configurations historiques spécifiques, cette part minoritaire des hommes est décroissante sur toute la période que j’ai étudiée. S’ils représentaient à peu près 1/3 des effectifs dans le dernier quart du XIXème siècle, on ne les évalue plus qu’à 15% des militants aujourd’hui.
Quelle est la principale motivation, pour un homme, à s’impliquer dans un mouvement féministe ?
J’ai mis en évidence un processus commun pour la plupart des hommes qui militent dans un mouvement féministe. Ces hommes ont d’abord été sensibilisés à la cause des femmes et aux questions féministes dès leur enfance ou bien au début de leur vie adulte grâce à leurs études, voire à leur profession. Mais être proche des femmes, être sensibilisé au féminisme, ça ne suffit pas pour devenir militant. Tous ces hommes ont un autre engagement militant, politique ou syndical. Or, nombreuses sont les associations féministes qui ont des affinités militantes avec des associations, des partis politiques et des syndicats. C’est ainsi que ces hommes découvrent le féminisme comme mouvement structuré et non comme une simple idéologie. Mais en moyenne, les engagements féministes des hommes ne durent pas plus de quelques années, ils constituent davantage une étape de leur trajectoire militante.
Pourquoi les hommes s’engagent-ils plus facilement à certaines époques qu’à d’autres ?
Suivant les époques et les lieux, les organisations féministes mixtes vont être plus ou moins ouvertes à la participation des hommes. A l’origine, dans les années 1870, la plupart des associations étaient mixtes, puis progressivement certaines militantes ont commencé à affirmer que c’était aux femmes de prendre les devants en tant que premières concernées. Elles ont considéré que c’était à elles de défendre leur émancipation et ont voulu à tout prix éviter que ne se reproduise, au sein des espaces militants féministes, la domination masculine constatée partout ailleurs. Elles ont par exemple voté des statuts admettant les hommes comme adhérents mais réservant les fonctions du bureau aux femmes, ou interdisant aux hommes de manifester en début de cortège. A partir des années 1970, certaines associations vont rester mixtes, quand d’autres vont être exclusivement féminines.
Aujourd’hui, une femme européenne gagne en moyenne 16,3% de moins qu’un homme. Comment atteindre l’égalité salariale ?
C’est un point très compliqué. Aujourd’hui on voit bien que le mouvement féministe est très divisé sur différentes questions : la prostitution, le voile, la gestation pour autrui… Cela montre qu’en réalité, on a du mal à s’entendre sur ce qu’est l’égalité. Ce n’est pas à moi, sociologue, de le dire, mais il y a un vrai enjeu politique autour de la définition de l’égalité des sexes. Il y a par exemple un débat qui oppose celles et ceux qui pensent que l’indifférenciation est nécessaire à l’égalité et ceux qui considèrent qu’il est possible à la fois de maintenir une différenciation et d’obtenir l’égalité des sexes. Néanmoins il y a certains points sur lesquels tout le monde s’entend et qui pourraient être améliorés s’il existait une réelle volonté politique.
Quels points restent-t-il à défendre pour remédier aux inégalités hommes-femmes ?
Beaucoup de choses pourraient être changées. Probablement, un travail plus profond reste à faire autour des identités de genre, pour s’assurer que les individus ne soient pas conditionnés par le sexe qui leur est attribué à la naissance. Il faudrait parvenir à ce que le fait d’être reconnu comme garçon ou comme fille à la naissance ne détermine en rien l’avenir des enfants et que cela n’induise ni des comportements, ni des métiers, ni des valeurs spécifiques.
Lors de votre étude, avez-vous remarqué une différence entre la définition du féminisme adoptée par les femmes et celle adoptée par les hommes ?
Dans les conflits de définition que j’ai évoqués précédemment, il existe plusieurs manières de définir le sujet politique du féminisme, à savoir au nom de qui les mouvements féministes se mobilisent et pour qui. Je qualifie le premier sujet d’humaniste : les militants revendiquent les droits des femmes au nom de leur appartenance à l’humanité, comme on revendique les droits des Noirs, des étrangers ou des homosexuels… Historiquement, c’est la première manière de poser le féminisme en France à la fin du XIXème siècle. Progressivement, jusqu’aux années 70, a émergé une définition concurrente qui pose les femmes comme sujet politique du féminisme. Le féminisme se mobilise pour elles et entend les représenter, c’est une définition du féminisme par et pour les femmes. Evidemment cette vision mobilise très peu les hommes puisque c’est l’expérience de la position sociale de femme qui est au fondement du féminisme. Depuis, se forge un sujet politique que j’appelle identitaire. Les revendications féministes sont faites au nom d’une critique de l’assignation aux identités de genre et, plus largement, aux assignations identitaires. Etre féministe, c’est refuser que l’on nous attribue un certain nombre de qualités simplement parce qu’on a été catégorisé homme ou femme.
Dans son discours à la tribune de l’ONU pour le lancement de la campagne « He for She » en septembre 2014, Emma Watson affirme que la libération des femmes est aussi celle des hommes. Serait-ce l’une des raisons qui poussent des hommes à s’engager dans des mouvements féministes ?
A partir de la fin des années 1990, on a vu apparaître un certain nombre d’associations défendant ce discours. Elles affirment que les hommes sont eux aussi victimes de la domination masculine, notamment des normes de genre, même si leur situation n’est pas comparable à celle des femmes. Ce discours féministe a plutôt mobilisé des hommes au sein d’associations telles que Osez le féminisme. Mais la volonté d’impliquer des hommes dans les actions pour l’égalité des sexes est aujourd’hui plutôt portée dans des sites institutionnel de défense de la cause des femmes (État, entreprises, ONG ou ONU). En effet, les associations féministes contemporaines sont les héritières d’une histoire (qu’elles ont parfois vécue) qui leur a appris que les expériences militantes mixtes ont toujours mis en danger l’autonomie des femmes à définir les buts et les modalités de leurs combats. C’est pour cette raison qu’il n’y a plus aujourd’hui d’associations féministes qui portent un discours particulièrement fort sur l’engagement des hommes. Il est donc intéressant de voir comment les acteurs et actrices qui promeuvent aujourd’hui ce discours à partir d’autres espaces vont affronter cette question.