Parmi tous, le Narcisse me semble être le plus généreux des individus. Une telle position peut étonner (haussement d’épaules et circonspections) mais je la souhaite présentement mienne.
Observons cet homme qui gesticule à la table voisine, auprès de trois femmes raffinées, charmantes (ongles vernis et cheveux brillants propres). Regardons-le avec attention : ce veston parfumé incarne à merveille l’excellence (mise en scène pour les besoins de notre enquête-argumentaire) du Narcisse moderne.
L’homme que nous voyons à l’oeuvre déploie, en effet, une science remarquable dans l’utilisation de ses énergies – (verbales et corporelles). Tout est bizarre, précis, drôle, délicat ou : pompeux, maladroit, loufoque, nerveux, grinçant, mielleux et bouffon.
Mais une chose est sûre ! Le Narcisse (qui est, pour son compte propre, l’être le plus pesant du monde) sait faire resplendir la Reine Légèreté. Écoutons les rires gais, chantants, des femmes qui l’entourent, sublimes. Les fourchettes chahutent, les doigts dansent, les boutons se détachent, les poitrines rougissent et gonflent. Les dents se répondent, délicieuses. Les mèches, coincées derrière les oreilles, ont une fâcheuse tendance à s’y soustraire pour gêner, tranchantes, les acuités visuelles.
Les lèvres s’humidifient cependant que les joies s’établissent, piaillantes, dans ces sphères de sonorités bienheureuses – brouhaha confusionnel, chaleureux, convivial. Le champagne prend une teinte de chêne clair dans les verres et des cercles d’huile, léchés par des rectangles de pain, se forment malicieusement. Lieu des sexualités transpirantes ou sensualités suggérées, quelque chose s’épanouit assurément !
Certains diront que le narcisse se dépense aux seules fins de plaire. Mais oui ! Bien sûr ! Et c’est précisément pour cette raison que le narcisse se montre fantastique !
L’injonction de sa nature profonde est la suivante : séduire, envoûter, charmer, câliner, briller ! En un mot : pétiller ! Une voix le chatouille et ses sens s’éveillent ! Les femmes sont un appel aux rires, aux badinages (terminologie que le Narcisse affectionne pour son inconséquence folâtre) et magmas de grâces.
Subtilités langagières et douceâtres, cynismes pointus, oeillades spectaculaires, tentaculaires, irrévérencieusement ramifiées, indolentes, impérieuses. Tout n’est que digression et la bobine ne connaît pas de fin, les engrenages roucoulent à l’infini. Les articulations se font roulages tordus, enchevêtrements organiques de fausses vexations et satisfactions malines. Les réjouissances sont les gains d’un jeu pervers, terriblement exaltant et magnifiquement obscur. Les sentiments suivent la courbe des gestuelles pianistiques. Enivrement polyphonique, amplification des prouesses et merveilles syntaxiques..
Ses farces, ses inventions, ses manies, ou devrai-je dire : ses malices, enrobent son personnage surréel d’une fantaisie exacte mais peu définissable car plurielle, multi-directionnelle, ahurie !
Le Narcisse est le maître de l’intelligence corporelle, de la sensibilité tactile, des lèvres folles et pleines d’ébauches de sourires – (taquins, moqueurs). L’apparence de superficialité qui jaillit (géniale) de son être (foisonnant aux ressources colorées multiples et festives) est ce pour quoi les gens aiment à le côtoyer. Ou pour le dire autrement : aiment à le fréquenter, à le saluer, à venir le voir pour lui causer de tout, c’est à dire de rien.
Et quel rien que le rien du Narcisse ! Combien distrayant est ce rien ! Quelle joie que ce vertige burlesque !
Car le narcisse n’est pas un intellectuel. Et son intelligence (bien réelle) repose sur une forme de sensualité fantasque, de provocations bien senties, de dragues exquises, pointues et piquantes. Son discours ne plombe pas (ne fixe pas) et s’oppose, en cela, aux discours ordinaires. Son discours est un contre-discours, une révolution lyrique des valeurs et sensationnelle explosion des vocables.
Sa logorrhée n’appuie pas mais diffuse, pulvérise, fragmente gentiment, parfume, délivre et ouvre un monde d’extases paradoxales – inattendues. À ses cotés, tout virevolte joyeusement ; les certitudes et les chevelures.
Le narcisse est le seul être s’aimant (ou se détestant) suffisamment pour être en mesure de plaire et créer autour de sa réalité sensible (son corps mouvant, son corps parlant, son corps gesticulant) un flux circulant d’attractions.
Sa voix est l’inconséquence même et nous nous promenons parmi ses mots comme dans les ruelles d’un village enchanté.
Quel plaisir que de se perdre en elles !